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Bilan Ecophyto 2017 : l’impuissance organisée

22 août 2018

Résumé : comme chaque année, la note de suivi du plan Ecophyto, sortie en juillet dernier, se contente d’étaler l’échec récurrent de ce plan, sans aucune explication ni proposition pour redresser la situation…ou remettre en cause l’objectif initial d’une réduction de 50% du nombre de traitements. Pourtant, les résultats plus que médiocre des fermes de démonstration DEPHY, qui bénéficient de tout le soutien technique possible pour progresser, montrent bien que cet objectif est totalement irréaliste…comme l’avait d’ailleurs prévu dès 2010 le rapport Ecophyto R&D de l’INRA. Si cette parodie de suivi sert à long terme les intérêts du Ministre de la Transition Ecologique, qui peut en tirer prétexte pour réclamer des mesures plus radicales, on voit mal pourquoi le Ministre de l’Agriculture se prête à cette mascarade, qui discrédite avec lui toute son administration, et les agriculteurs dans leur ensemble.

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Deux ministres pour présenter la note de suivi 2017 du plan Ecophyto. L’un sourit, l’autre moins : à la lecture du rapport, on comprend vite pourquoi…

Les Ministères de l’Agriculture et de la transition écologique ont publié conjointement en juillet dernier leur note annuelle de suivi du plan Ecophyto[1]… et, comme d’habitude, d’une façon qui revient à tendre le bâton pour se faire battre. Les deux premier tiers du document rappellent  les mesures prises, les actions réalisées (et leur coût élevé), et un bilan très rapide de l’évolution du réseau des fermes Dephy, le réseau de fermes de démonstration du dispositif. Puis vient le bilan des résultats… aussi affligeant que d’habitude : le principal indicateur d’utilisation des pesticides, le NODU[2], a de nouveau augmenté par rapport à l’année précédente (+0,3%). Sans atteindre le sommet de 2014, ce nouveau résultat porte néanmoins l’évolution du NODU triennal à +12,4% depuis le début du plan. Ce constat accablant n’est suivi d’aucune analyse permettant de comprendre à quoi est due cette débâcle… et bien sûr d’aucune proposition pour « inverser la courbe » du NODU.

Tel qu’il est présenté, ce bilan de suivi est donc un don du ciel pour les tenants de l’agri-bashing, qui passent leur temps à persuader les Français que les agriculteurs ne sont que des pollueurs indécrottables, malgré tous les efforts engagés pour améliorer leurs pratiques.

Un échec annoncé

Certes, l’échec du plan Ecophyto était inscrit dès le départ dans son objectif indifférencié de réduction de 50% du nombre de traitements phytosanitaires, toutes cultures confondues, et tous types de produits confondus. Dans son rapport Ecophyto R&D[3] de 2010 (donc commandé après fixation des objectifs, alors que le bon sens aurait voulu que les objectifs soient au contraire fixés en fonction de cette analyse), l’INRA avait parfaitement pointé les impasses de ce plan. Il avait en particulier défini de façon très pragmatique les différentes transitions de pratiques nécessaires pour viser une réduction de 50% :

  • 1ère étape : passage de l’agriculture intensive à l’agriculture raisonnée, c’est-à-dire une agriculture où les intrants sont raisonnés au mieux, sans changer les rotations de cultures ni les objectifs de rendement : cette étape est la plus facile, car elle demande seulement des efforts de formation, mais pas d’effort économique, puisqu’elle permet d’optimiser la marge des exploitations. Toutefois, on ne peut plus en attendre de gros progrès, car cette transition est déjà très avancée en France (par exemple, 80% des parcelles de vigne étudiées dans le panel Ecophyto R&D étaient déjà à ce stade, ou à des niveaux plus avancés).
  • 2ème étape : Une transition vers une agriculture à bas niveau d’intrants, où la protection de chaque parcelle est optimisée en adoptant toutes les méthodes prophylactiques possibles, quitte à réduire le potentiel de rendement (par exemple reculer la date de semis de semis du blé, pour limiter le risque de maladies, ou adopter des variétés moins productives mais moins sensibles aux parasites). Cette étape permet des économies plus radicales de pesticides, mais comporte cette fois des risques économiques importants : il peut arriver que l’économie d’intrants ne compense pas la perte de rendement, et donc que la marge de l’exploitation soit affectée. De plus, elle se traduit par une baisse globale de production des exploitations françaises, et donc une dépendance nationale accrue aux importations agricoles.
  • Enfin, une 3ème transition vers l’agriculture dite intégrée, où l’ensemble de la rotation des cultures est géré pour réduire encore plus les risques de maladies et ravageurs. Cette étape implique entre autres une diversification des espèces cultivées, avec des conséquences dans l’organisation des exploitations agricoles, mais aussi des filières d’aval, pour la commercialisation de ces nouvelles productions. Contrairement aux 2 premières étapes, qui peuvent être décidées par l’agriculteur seul, cette dernière transition suppose un effort collectif important pour réorganiser les filières de production, et donc un fort soutien public, avec en particulier une politique volontariste de réorientation des aides publiques actuelles.

Pour les lecteurs qui s’étonneraient de ne pas voir l’agriculture biologique mise plus en avant dans ce rapport, rappelons que la « bio », d’un point de vue agronomique, n’est qu’une des formes de l’agriculture intégrée, avec deux spécificités :

  • un handicap technique, son choix de n’utiliser que des fertilisants organiques et des pesticides d’origine biologique, ou issus de la chimie minérale ;
  • et un gros atout, sa reconnaissance par les consommateurs, qui lui permet de mieux valoriser ses produits, et compenser ainsi bon an mal an sa faible  compétitivité économique

Ce cadre de transition réaliste étant fixé, l’INRA émettait alors des réserves fortes par rapport à l’objectif Ecophyto fixé sans son avis[4] :

  • Les deux premières étapes (transition vers l’agriculture raisonnée, puis à bas niveau d’intrants), qui sont les deux seules pouvant être décidées à l’initiative individuelle des agriculteurs, permettraient tout au plus de réduire l’utilisation de pesticides de 25% environ.
  • L’objectif de réduction de 50% n’est pas accessible à un horizon de 10 ans pour toutes les cultures : il parait hors d’atteinte pour une bonne part des cultures fruitières et pour la vigne. Pour les autres cultures, il implique des pertes de rendement importantes, qui sont loin d’être compensées par la réduction des charges de protection.
  • Pour être atteint à l’échelle de toutes les cultures françaises, il suppose que l’ensemble de l’agriculture passe en mode intégré, avec des conséquences lourdes sur la production agricole globale française (-12% environ), et sur les revenus des agriculteurs (perte de l’ordre de 6 milliards d’euros par an), sans compter le coût du soutien à l’évolution des filières.
  • L’agriculture bio est la seule forme d’agriculture intégrée qui puisse être compétitive sans soutien complémentaire, mais à la condition que le différentiel de prix avec le conventionnel ne s’érode pas trop.

Malgré cela, le gouvernement de l’époque est resté sur son idée initiale, à savoir un objectif maintenu à -50%, prétendument issu du consensus de toutes les « parties prenantes » dans le Grenelle de l’Environnement (mais qui, par un hasard miraculeux, correspondait pile à l’intention exprimée par le Ministre de l’Environnement de l’époque, J-L Borloo, avant toute concertation). Et pour atteindre cet objectif, il s’est contenté de mesures de formation des agriculteurs et de soutien aux mesures agro-écologiques individuelles (donc des actions efficaces seulement pour les étapes 1 et 2 définies par l’INRA), et de soutien à l’agriculture bio (c’est-à-dire la seule forme d’agriculture intégrée, nécessairement minoritaire, qui aurait pu se passer de soutien public direct). Les mesures retenues à l’époque (et que le plan Ecophyto 2 n’a révisées qu’à la marge) sont révélatrices de la philosophie du législateur sur le sujet : rejet de toute réflexion basée sur l’agronomie, et soumission à la vision complotiste imposée par les ONG environnementales, selon lesquelles les pesticides ne sont que des gadgets nuisibles dont on pourrait se passer sans inconvénient, et qui n’ont réussi à s’imposer qu’à cause de la crédulité des agriculteurs dupés par le « lobby agrochimiste ».

Les alertes de l’INRA étant restées lettre morte, il ne fallait pas attendre de miracles du plan Ecophyto…et il n’y en a pas eu ! Cela dit, même les plus sceptiques s’attendaient simplement à une légère régression de l’usage des pesticides, mais pas à l’augmentation que nous observons actuellement. A quoi ce résultat paradoxal est-il dû ? C’est là que l’on touche à la perversité de la machine folle qu’est devenu Ecophyto : les notes de suivi ne donnent aucun indice pour comprendre la cause de cette tendance contraire aux objectifs. Pour le comprendre, il faut commencer par rappeler les trois principaux facteurs influant sur l’utilisation de pesticides :

  • D’abord l’espèce cultivée : en moyenne, le maïs a besoin de moins de 2 traitements pesticides par an, le blé et la majeure partie des grandes cultures entre 3 et 6, la vigne entre 12 et 20 suivant les régions
  • Le climat de l’année, plus ou moins favorable aux maladies et aux ravageurs. Ce facteur agit en interaction avec le précédent : dans une région et pour une année données, le climat peut être favorable aux maladies du blé, mais défavorable à celles de la vigne.
  • Les choix techniques de l’agriculteur, suivant son niveau de technicité et sa motivation pour réduire l’usage des pesticides.

Or nous allons voir que les indicateurs de suivi du plan Ecophyto ne permettent en aucune façon de distinguer les effets respectifs de ces trois facteurs.

Un indicateur de suivi garant de l’échec

Normalement, les indicateurs de suivi d’une politique publique doivent avoir deux buts :

  • Vérifier si les objectifs sont atteints
  • S’ils ne le sont pas, en identifier la cause pour trouver des solutions

Pour garantir l’échec durable d’une politique publique, il ne suffit donc pas de lui assigner un objectif absurde : encore faut-il que les indicateurs de suivi ne donnent aucun indice pour corriger le tir. Sinon, les boucs émissaires de l’échec (en l’occurrence les agriculteurs et les distributeurs agricoles) vont s’appuyer dessus pour réclamer des inflexions du Plan Décennal.

De ce point de vue, le NODU est un indicateur parfait : il permet de confirmer, année après année, l’échec programmé du Plan Ecophyto, sans fournir le moindre élément d’analyse qui aiderait à identifier les points de progrès possibles. En effet, le NODU permet (au prix de beaucoup d’approximations), d’estimer les quantités de pesticides utilisées à l’échelle d’une région, mais sans aucune liaison avec les cultures sur lesquelles ils sont appliqués. Il est donc parfaitement impossible de le relier aux pratiques agricoles, et d’en faire un indicateur de la qualité du raisonnement de la protection des cultures par les agriculteurs.

Le seul indicateur qui permette des comparaisons objectives entre pratiques agricoles est l’IFT (Indice de Fréquence de Traitement), car il est bien défini culture par culture[5] (rappelons toutefois que même l’IFT n’est pas un bon indicateur de la pression sur l’environnement : il vaut mieux deux applications de pesticides ayant une influence epsilon sur l’environnement, qu’une seule application ayant un effet négatif quantifiable…mais c’est encore une autre histoire). C’est de plus un indicateur beaucoup plus compréhensible pour les agriculteurs, qui peuvent le calculer par eux-mêmes pour leur exploitation, s’ils utilisent un logiciel de gestion parcellaire. Son seul inconvénient est d’être plus compliqué à estimer, puisqu’il suppose de collecter des informations à l’échelle parcellaire. Il ne peut donc pas être comptabilisé de façon exhaustive à l’échelle nationale, mais doit être estimé par sondage, sur un échantillon représentatif de parcelles. C’est une opération que le Ministère de l’Agriculture réalisait déjà avant le plan Ecophyto, dans ses enquêtes sur les pratiques agricoles. Toutefois, en raison même de leur coût, ces enquêtes n’étaient réalisées que tous les 3 ans environ, ce qui en limitait beaucoup la portée : en effet, il était impossible d’en dégager des tendances claires, vu les fortes variations interannuelles de pression de maladies et ravageurs. A partir du moment où la France se mobilisait sur une politique ambitieuse sur la protection phytosanitaire, la logique aurait bien sûr été de rendre ces enquêtes annuelles, pour relier chaque année les IFT constatés aux variations de pression sanitaires propres à chaque année et à chaque région. Au lieu de cette annualisation des enquêtes Pratiques Agricoles, il a été décidé de créer une nouvelle usine à gaz pour le calcul du NODU, au prétexte qu’il était plus facile de collecter des données commerciales auprès des distributeurs. Un argument dont on peut douter, puisqu’il faut 18 mois pour publier les résultats de NODU (ceux qui figurent dans cette note de bilan 2017 sont en fait les NODU de 2016), et que ce travail s’ajoute aux Enquêtes Pratiques Agricoles, au lieu de les remplacer ou de le compléter.

Fermes DEPHY : même le village Potemkine se fissure

Toute politique vouée à l’échec a besoin d’un écran pour sauver la face des dirigeants politiques, à l’image des « villages Potemkine », où le favori de Catherine II de Russie organisait des visites mises en scène, pour faire croire à son impériale maîtresse que les paysans était parfaitement heureux dans son glorieux empire. Une des actions majeures du plan Ecophyto a été la mise en place du réseau des 3000 fermes DEPHY, suivies et conseillées pour les guider sur le chemin de la réduction de l’usage des phytosanitaires. Pendant longtemps, ce réseau DEPHY a servi vaillamment de village Potemkine, pour laisser croire à la crédibilité des objectifs Ecophyto : dans le rapport Potier de 2014[6], les auteurs reconnaissaient que la diminution des IFT était encore modeste dans le réseau (-12% dans les exploitations de grandes cultures et polyculture-élevage, -2,3 % seulement en viticulture), mais pouvaient encore conclure avec un optimisme prudent : « Au total, et bien entendu sous réserve de confirmation, il apparaît qu’une diminution d’usage conforme au rythme initialement annoncé par le plan, a effectivement été amorcée sur les réseaux Dephy-Ferme ». Quatre ans après, le moins que l’on puisse dire, c’est que la confirmation n’est pas au rendez-vous : alors que nous sommes maintenant proches du terme fixé initialement au 1er plan Ecophyto, même les fermes DEPHY sont encore très loin des -50% : -7% en grandes cultures, -17% en polyculture-élevage, -12% en viticulture, -19% en arboriculture. Seules les productions légumières affichent un résultat pas trop éloigné de l’objectif initial, avec -33%.

Sur ces sujets, il est souvent plus instructif de voir la dispersion des résultats que leur moyenne. Pour la 1ère fois, la note de suivi montre cette dispersion, mais pour la viticulture seulement :

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Figure 1 : Evolution des IFT (Indices de Fréquence de Traitement) dans les fermes Dephy viticoles. Même dans ces fermes-modèles, la baisse moyenne de l’IFT n’a été que de 12% en 8 ans, alors que l’objectif initial Ecophyto était de 50% en 10 ans. Huit ans après le lancement du réseau, il y a 4 fois plus de fermes où les IFT ont augmenté depuis le début du plan Ecophyto, que de fermes qui ont atteint l’objectif de réduction de 50% ! Des résultats qui devraient à tout le moins relancer le débat sur la faisabilité du plan Ecophyto, d’autant plus qu’ils sont conformes aux prévisions du rapport Ecophyto R&D de l’INRA en 2010. (source : note de suivi Ecophyto 2017).

Comme l’avait prédit dès 2010 le rapport Ecophyto R&D de l’INRA, la plupart des exploitations n’ont réduit leur IFT que de 5 à 25%. Seules 10 d’entre elles ont atteint l’objectif de réduction de 50% qui était l’objectif national… contre 40 chez qui l’IFT a au contraire augmenté !

Entendons-nous bien, l’objectif ici n’est pas de critiquer le réseau DEPHY, au contraire : sa mise en place est une des actions les plus pertinentes mises en œuvre dans le plan Ecophyto. Le problème est que l’on refuse d’en tirer les leçons qui s’imposent. De telles dérives des IFT, dans un réseau de fermes pilotes triées sur le volet, et qui bénéficient d’un encadrement technique sans commune mesure avec celui dont bénéficie l’agriculteur moyen, auraient dû depuis longtemps susciter une réflexion sur la faisabilité du plan Ecophyto, d’autant plus que ces résultats de terrain confirment le diagnostic initial de l’INRA dans le rapport Ecophyto R&D : mais on ne voit toujours aucune amorce d’autocritique à ce sujet dans la note de suivi 2017.

 Effet de l’évolution des assolements : négligeable, vraiment ?

Nous avons vu que, sur le long terme, des changements significatifs des assolements pourraient influer sur la consommation des pesticides, puisque les besoins en protection phytosanitaire varient énormément en fonction des espèces cultivées. Or le NODU ne permet pas de mesurer ce phénomène, puisque les consommations de pesticides n’y sont pas reliées à la culture sur laquelle les produits sont utilisés. Une étude du Ministère de l’Agriculture avait conclu en 2015, au moyen d’un modèle complexe, que cet effet était effectivement observable dans le passé, mais n’avait joué qu’un rôle mineur depuis le début du plan Ecophyto[7]. Pourtant, un calcul élémentaire basé sur les IFT calculés dans les enquêtes Pratiques Culturales suggère très fortement le contraire.

Prenons l’exemple du blé tendre : il reçoit en moyenne 4 IFT (l’équivalent de 4 traitements pleine dose/an). En 2009, sa superficie était de 4,7 millions d’ha, ce qui conduit à un NODU de l’ordre de 18,8 millions. En 2016, sa superficie a augmenté de 0,4 millions d’ha, ce qui conduit mécaniquement à une hausse de 1,6 millions du NODU, à pratiques culturales égale. A l‘inverse, le maïs, qui consomme moins de pesticides, a fortement régressé. Si on fait le bilan sur les principales espèces de cultures annuelles, on constate que les changements d’assolements sont loin d’être neutres pour le NODU :

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Tableau 1 : Evolution du NODU induite par les changements d’assolements depuis le début du plan Ecophyto, pour les principales espèces cultivées en grandes cultures et polyculture/élevage. A pratiques de protection égale, l’évolution de la sole de grandes cultures françaises provoque mécaniquement une hausse de près de 5% du NODU : un phénomène indétectable si on base le bilan national uniquement sur le NODU, comme le fait la note de suivi 2017. Sources : Base de données Agreste pour les superficies, enquête Pratiques Culturales 2014 pour les IFT (Indices de Fréquence de Traitement,).

Parmi ces cultures (qui représentent à elles seules près de la moitié de la surface agricole utile), il y a eu des évolutions très contrastées des surfaces cultivées… et presque toujours au profit des cultures qui ont les IFT les plus élevés. Résultat : bien que leur superficie globale ait diminué d’1%, ces cultures tendent à générer une augmentation des NODU de près de 5%, à pratiques agricoles égales. Dans ces conditions, on comprend mieux le piteux bilan des fermes Dephy de grandes cultures, qui n’ont réduit leur consommation de pesticides que de 7%.

On note que dans le même temps, les prairies permanentes ou non annuelles, où la consommation de pesticides est proche de zéro, ont régressé de plus de 400 000 ha, dans l’indifférence totale des pouvoirs publics. C’est pourtant un gâchis monstrueux, car tout milite au contraire pour un renforcement des prairies, et de façon générale pour une revitalisation du modèle de la polyculture-élevage en France : réduction de la dépendance des éleveurs vis-à-vis des cours mondiaux des matières premières agricoles, raccourcissement des circuits de production et de commercialisation, défense de la biodiversité (les prairies ont une biodiversité incomparablement plus grande que n’importe quelle culture annuelle, même si celle-ci est bio). Faute d’action volontariste dans ce domaine, (qui aurait dû faire partie de la 3ème étape de transition, au sens du rapport Ecophyto R&D), la France se prive donc d’un levier majeur pour relocaliser les productions françaises, sécuriser les revenus des éleveurs, améliorer la biodiversité de son territoire agricole, et réduire sa consommation de pesticides.

L’effet du climat : aucun travail de recherche

Le climat de l’année (en particulier au printemps et en début d’été) est un facteur majeur de variation de la pression parasitaire sur les cultures, et donc de l’utilisation de pesticides. De plus, avec l’avancement de l’agriculture raisonnée, on doit s’attendre à ce que la liaison entre consommation de pesticides et climat soit de plus en plus en forte.

Globalement, les 3 dernières années de suivi (2014, 2015 et 2016) ont connu des printemps doux et/ou humides dans beaucoup de régions, ce qui pourrait expliquer en partie la médiocrité du bilan d’Ecophyto. On peut se poser cette question en particulier à la lecture de résultats comme ceux des fermes DEPHY viticoles, où pour nombre d’entre elles la consommation de pesticides a augmenté au lieu de baisser par rapport à la période initiale : à moins que les fermiers DEPHY se soient amusés à saboter délibérément le réseau, la seule explication rationnelle serait que la pression de maladie a effectivement augmenté ces dernières années chez eux.

Ce sujet est à peine effleuré dans la note de suivi, qui mentionne simplement que la pression phytosanitaire a été élevée en 2016, en des termes très généraux et qualitatifs. Une quantification précise et objective de la pression de maladie sur les cultures serait pourtant une nécessité pour interpréter correctement les consommations de pesticides : aussi bien pour des comparaisons régionales et internationales, que pour corriger les variations interannuelles en fonction de la pression parasitaire propre à chaque année.  Toutes les données nécessaires existent pour cela : le Bulletin de Santé du Végétal, qui recueille des milliers d’observations de parasites et ravageurs des cultures, pour avertir les agriculteurs en cas de risque sanitaire, serait une mine d’or potentielle pour une meilleure compréhension des variations de consommation de pesticides, mais reste inexploité dans le suivi Ecophyto. De même, pour la plupart des maladies et ravageurs majeurs, il existe des modèles épidémiologiques qui permettraient de quantifier de façon objective des grandeurs plus difficilement mesurables à l’œil nu, comme les quantités de contamination annuelles de ces maladies. Tout cela reste inemployé dans les notes de suivi Ecophyto, comme si l’évaluation de la pression sanitaire sur les cultures n’avait aucun intérêt pour expliquer l’utilisation de pesticides. Une cécité volontaire qui, en plus de rendre les notes de suivi incohérentes, empêche d’anticiper un problème potentiellement important à l’avenir : les effets du changement climatique sur la pression de maladies et de ravageurs des cultures.

« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser »

Un ex-ministre avait fait scandale dans un autre domaine, en déclarant qu’« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». C’est pourtant la ligne de conduite de l’ensemble de la classe politique à propos de l’usage des pesticides, et à laquelle les notes de suivi Ecophyto se tiennent à la lettre chaque année : surtout, ne pas chercher à comprendre les causes, pourtant évidentes et annoncées à l’avance, de l’échec du plan Ecophyto. Cela obligerait à expliquer aux Français que les agriculteurs ne sont pas forcément coupables, et que les choses sont un peu plus complexes que le joli rêve propagé par les conseillers de Nicolas Hulot. Cela fait des années que les militants écologistes vendent aux Français une fable selon laquelle les pesticides ne servent à rien, et où il suffit donc d’évangéliser les agriculteurs et de sanctionner les distributeurs, pour réduire la consommation de pesticides sans perte de production ni de revenu. L’échec flagrant des fermes Dephy prouve de toute évidence le contraire, si on fait l’effort d’approfondir leurs résultats. D’où ces notes de suivi annuelles, qui ne font qu’exhiber l’impuissance des deux Ministères impliqués, sans proposer la moindre solution. On comprend que le Ministre de la Transition Ecologique se satisfasse temporairement de ce rôle peu glorieux : l’échec actuel sert ses intérêts à long terme, car il lui permettra à l’avenir d’exiger des actions plus radicales, basées sur des prétextes sanitaires. L’enthousiasme avec lequel il a accueilli la décision de justice américaine contre le glyphosate montre bien sur quels leviers il entend jouer. Puisque les faits et les instances scientifiques refusent obstinément de valider ses théories, il compte maintenant sur les tribunaux populaires à la mode américaine pour imposer ses vues.

Par contre, on comprend moins pourquoi le Ministre de l’Agriculture se satisfait de cette communication, qui discrédite chaque année un peu plus son Ministère. Certes, on peut espérer qu’il sera plus tard récompensé, au nom de la solidarité gouvernementale, du stoïcisme avec lequel il laisse ridiculiser son administration. Nous ne doutons pas qu’il saura sauter à temps sur une branche plus confortable que celle qu’il a laissé scier, mais c’est un pari un peu dangereux que de faire carrière en contribuant à la liquidation d’une activité autrefois stratégique, mais que la mode politique actuelle condamne. Espérons qu’il est encore temps de sortir de cette crise par le haut, en rappelant qu’une politique agricole incompatible avec l’agronomie de base n’a aucun avenir… et qu’un Ministère de l’Agriculture fort est indispensable pour prendre des mesures efficaces. Pour cela, une annualisation des enquêtes Pratiques Culturales, et le développement d’indicateurs objectifs de la pression sanitaire sur les cultures, sont des préalables indispensables pour une compréhension de la stagnation actuelle des pratiques phytosanitaires en France. Il ne s’agit pas seulement de préserver les intérêts économiques du monde agricole, comme essaient le faire croire les écologistes. Mais aussi de prendre des mesures qui aient vraiment un sens agro-écologique, comme la relance de la polyculture-élevage.

Philippe STOOP

[1] http://agriculture.gouv.fr/telecharger/90907?token=0cba39c83b341e34a389582c2805b4c1

[2] Pour la signification et le mode de calcul du NODU, voir : http://agriculture.gouv.fr/note-methodologique-le-nodu

[3] http://institut.inra.fr/Missions/Eclairer-les-decisions/Etudes/Toutes-les-actualites/Ecophyto-R-D

[4] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2633

[5] http://agriculture.gouv.fr/indicateur-de-frequence-de-traitements-phytosanitaires-ift

[6] http://agriculture.gouv.fr/telecharger/56000?token=7bf92926cba72dbc99beeeef8758248e , page 65

[7] http://agriculture.gouv.fr/usage-des-pesticides-en-agriculture-effets-des-changements-dusage-des-sols-sur-les-variations-de