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La ferme du Bec Hellouin : La permaculture adoubée par l’INRA ?

13 sept. 2016

Les sceaux de l’INRA et d’AgroParisTech ornent cette « Etude « Maraîchage biologique permaculturel et performance économique (rapport final 30 novembre 2015) », menée en collaboration avec l’Institut Sylva, directement lié à la ferme du Bec Hellouin en Normandie, et l’appui de fondations (dont Léa Nature et Pierre Rabhi). Selon cette étude, la permaculture, méthode de maraîchage bio très intensif et peu mécanisé, est un modèle viable. Est-ce si sûr ?

La nature de l’étude et ses conclusions

La permaculture est un système bio particulièrement intensif. « Très peu mécanisé, sur une très petite surface cultivée, positionné sur des circuits courts, ce modèle suscite un très fort intérêt », du moins dans les milieux alternatifs.

L’étude s’appuie sur les données fournies par la ferme du Bec Hellouin concernant récolte et temps de travaux. Le revenu est modélisé sur la base de prix obtenus en circuits courts.

« Sur la base d’un temps de travail hebdomadaire moyen annuel de 43 h par semaine, jugé acceptable par les maraîchers », le revenu net mensuel atteint de 898€ à 1571€ selon les hypothèses et les années (2013 ou 2014). « Ces chiffres tiennent alors compte de la rémunération d’un salarié payé à mi-temps au SMIC, dont le recrutement est indispensable pour couvrir la quantité de travail nécessaire. Le revenu serait nettement plus élevé si ce travail était assuré par un associé ayant un statut agricole. »
En conclusion l’étude reconnait « l’importance de la maîtrise des investissements ». « Une maîtrise qui renvoie aux compétences des maraîchers, acquises dans l’expérience, à leur formation continue et à leurs compétences stratégiques (choix d’investissements, de marché, d’inscription sociale dans le territoire, etc.) et systémiques (capacité à lire la ferme de façon globale pour en comprendre les forces et les faiblesses. »

Des travaux de l’INRA sur le « micro-farming », la permaculture, et le maraîchage bio sont disponibles sur le site internet de la ferme du Bec Hellouin. Tous vont dans le sens de la faisabilité et du réalisme de ces démarches alternatives.

L’exploitation de l’étude par les courants alternatifs

Les courants alternatifs, critiques de l’agriculture « conventionnelle » pour la ferme du Bec Hellouin. Les réseaux sociaux et les médias regorgent de témoignages, de compte-rendu tous plus élogieux les uns que les autres. Par exemple :
France Culture consacre l’émission « Permaculture : une solution d’avenir dans un grand bout de jardin ? » (le point d’interrogation n’est que rhétorique…) à la ferme du Bec Hellouin en Normandie dans l’émission Sur les docks.
Mieux vivre autrement promet « Des milliers d’emplois pour une agriculture sans pesticides »
La palme de la grandiloquence revient sans conteste aux Journalistes Ecrivains pour la Nature et l’Ecologie. Dans « Les JNE à la ferme du Bec Hellouin », il n’y a que « pure merveille », « passion », « nous nous régalons », « l’après-midi passe à toute vitesse », « oasis verdoyant et fertile », « on regagne notre train tout requinqué ». Et une conclusion sans ambages : « Si nous avions encore quelques doutes en arrivant sur l’efficacité de la permaculture bien menée, ils se sont tous effacés. »

Il faut dire que l’INRA, en plus d’étude elle-même, publie quelques documents qu’on peut qualifier de propagande pure et simple. Par exemple « Ferme du Bec Hellouin : la beauté rend productif », article d’introduction à une vidéo sur la « luxuriante » ferme. Il faut dire que l’INRA, lorsqu’il présente l’agro-écologie, n’hésite pas à qualifier Pierre Rabhi comme un des « certains paysans pionniers de l’agroécologie », sans aucun recul.
Certains médias font directement référence à l’étude INRA dans leur titre. Ainsi, pour Positivr, « L’Inra en est désormais convaincu : oui, la permaculture est rentable ! »
Médiapart  titre « Ferme de Bec Hellouin : retour sur « expérience », une étude sur 4 ans de l’INRA »

Un peu de recul

Pourtant, quand on examine en détail l’étude, de nombreux points devraient en toute logique au moins semer le doute.

Deux articles sont indispensables pour se faire une idée réelle des résultats de la ferme du Bec Hellouin.
« Permaculture : la ferme du Bec Hellouin en débat » sur le site alternatif Lutopik, est critique brève de l’étude. Lutopik est a priori plutôt favorable à la permaculture mais conteste les chiffres avancés de productivité, les problèmes posés par une utilisation massive de fumier, l’absence de production de légumes de garde (moins rentables). En outre, Lutopik critique le modèle économique du Bec Hellouin essentiellement basé sur la vente de stages et d’hébergement, « pas accessible à tout le monde donc ».
« Il ne faut pas non plus tomber dans le fantasme d’une trop grande facilité et crier trop vite au miracle, ce serait le risque de trop grandes désillusions »
La réponse de la ferme du Bec Hellouin), à la suite de cet article, est intéressante.

« La permaculture, le nouveau graal agricole ? ou la permaculture peut-elle nourrir l’humanité ? », article de Catherine Stevens sur Barricade.be (Belgique), « lieu d’émancipation collective et de création d’alternatives », donc également a priori plutôt favorable à la permaculture, est une analyse détaillée et plus sévère encore : sous-estimation de la surface nécessaire, surestimation des rendements, surestimation des prix de ventes, sous-estimation des temps de travaux, non comparabilité avec du maraîchage bio. Ces biais sont la conséquence de choix méthodologiques que C Stevens résume dans un tableau :

1609TableauBarricade-BecHellouin

Dans ces conditions, « La réalité du Bec Hellouin, avec ses particularités, est trop éloignée du propos de l’étude initiale et les hypothèses de départ ne peuvent être validées. On est face à l’impossibilité d’utiliser les données de l’étude ou de les extrapoler pour réaliser des comparaisons avec d’autres maraîchers. […] Toute étude scientifique rigoureuse aurait soit revu les hypothèses de départ soit reconnu que les résultats n’étaient pas concluants ou encore, au minimum, expliqué les limites de l’étude. Et pourtant… »
Catherine Stevens termine alors par une critique argumentée et sévère de la communication  du Bec Hellouin, « incomplète et tronquée et de fait, critiquable ».

A noter que ces deux critiques portent sur des rapports intermédiaires. Cependant, l’étude finale de novembre 2015 n’est pas sensiblement différente. Ces critiques restent donc valides.

Un commentaire du 30 aout 2016 sur l’article encenseur de Médiapart mentionné plus haut résume bien l’ensemble des critiques qui peuvent être faites à l’étude de l’INRA : « intéressant, mais ce n’est pas vraiment une démonstration : le revenu est modélisé, ce n’est pas un cas réel. Recul également insuffisant, il n’y a pas les aléas pluriannuels, même en permaculture ça compte. Et rien n’est dit sur le fonctionnement réel de l’ensemble : le rôle des bénévoles et des stagiaires n’est pas vraiment décrit, ni les revenus des formations, etc. Je veux bien que le Bec Hellouin soit capable d’en remontrer à tous les maraichers bio de France et de Navarre, mais il faut des preuves un peu plus solides ».

Notre conclusion

L’emballement médiatique en faveur du Bec Hellouin rappelle celui de 2012 pour le mas de Beaulieu en Ardèche, ferme expérimentale de l’association Terre et Humanisme, inspirée des thèses de Pierre Rabhi. Voir notre article. L’AFIS[1] avait brillamment démontré « l’amateurisme  et l’idéologie qui prévalent en  ces lieux, avec une petite touche de croyances ésotériques pour finir de décrédibiliser l’entreprise. »
Tel n’est pas le cas au Bec Hellouin, qui affiche avoir mené une vraie expérimentation avec l’appui de l’INRA.
Cependant, les faiblesses de l’étude sont rédhibitoires :
– Revenu calculé à partir d’un modèle de volume récolté et de prix dont l’accessibilité reste à démontrer.
– Surestimation de la productivité
– Sous-estimation des temps de travaux
L’étude présente certes un intérêt. A la condition expresse de prendre beaucoup de recul. Comme l’écrit Barricade.be : « on peut vivre de la vente du concept de permaculture [en vendant stages, prestations, gîtes écolos…], mais pas de son application concrète à l’agriculture […] La permaculture n’est très certainement pas le nouvel eldorado, pas plus qu’une solution parfaite et idéale pour revoir nos pratiques agricoles et dégager un revenu de celles-ci. »

Le Bec Hellouin en Normandie n’a ni l’amateurisme ni l’ésotérisme affiché du Mas de Beaulieu de l’Ardèche. Mais il tombe fondamentalement dans le même travers : caresser dans le sens du poil une conception romantique de l’agriculture. Faire croire que des modèles fonctionnant à la marge grâce à une main d’oeuvre gratuite et la vente de stages serait reproductibles, mène à coup sûr à des désillusions.

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[1] Association Française pour l’Information Scientifique