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Réponse des auteurs de l’étude sur les tumeurs du cerveau

18 oct. 2017

1707LogoAgrican L’article qui suit est la réponse des co-auteurs de l’étude épidémiologique basée sur la cohorte Agrican à l’article « Les pesticides protègent-ils des tumeurs du cerveau ? » écrit par Philippe Stoop sur le site ForumPhyto.
Après étude détaillée des arguments avancés par les auteurs, Philippe Stoop répondra à cette réponse s’il y a lieu.

En réponse aux questionnements de Monsieur Stoop sur la publication relative aux tumeurs du système nerveux central dans AGRICAN et pour publication dans ForumPhyto

 

Monsieur,

Nous vous remercions de l’intérêt que vous portez à notre travail. Comme vous le rappeliez dans votre commentaire, AGRICAN1 est la plus grande étude de cohorte en milieu agricole en France et l’une des plus grandes dans le monde. Ce travail sur les tumeurs du système nerveux central2 a été mené par une équipe regroupant des spécialistes de différentes disciplines (épidémiologie, oncologie, biostatistique, santé publique, santé au travail… ). L’article commenté est une publication scientifique parue dans une revue internationale disposant d’un comité de relecture et a donc suivi le processus habituel de relecture et de révision par des experts des domaines concernés. Il n’a pas vocation à être directement accessible à des personnes ne disposant pas des compétences scientifiques suffisantes (d’autres supports sont plus adaptés à la communication grand public3) mais peut en effet donner lieu à des questionnements, auxquels nous acceptons bien volontiers de répondre, notamment sur ce forum.

Au préalable, il nous parait important de vous signifier que le titre que vous avez choisi ne respecte pas l’intégrité de notre article et n’adopte pas la neutralité du ton scientifique. En effet, si plusieurs études épidémiologiques montrant des associations sont nécessaires pour pouvoir établir des liens de causalité, une question de recherche en épidémiologie repose sur des hypothèses physiopathologiques. Or, à notre connaissance, aucune donnée scientifique ne justifie le fait d’inverser la question traitée dans cet article et il nous paraît douteux, voire cynique au regard des conclusions de l’étude et à l’égard des patients, de laisser entendre que des pesticides pourraient protéger les agriculteurs des tumeurs cérébrales. En tant qu’épidémiologistes, nous sommes évidemment ouverts au débat scientifique mais nous ne souhaitons pas entrer dans des polémiques partiales. Ainsi, notre rôle n’est pas de « rassurer », « consoler » ou « alarmer » les différents acteurs que vous citez mais de rendre publiques les résultats des études que nous menons.

A propos du choix de groupe de référence

Un des résultats sur lequel vous souhaitez revenir concerne l’augmentation de risque de tumeur cérébrale que nous rapportons chez les utilisateurs de pesticides par rapport aux autres participants de la cohorte (Tableau 2, RR=1,96 [1,11–3,47]). Vous avez raison de rappeler que les participants pris pour référence dans cette comparaison ne sont pas directement utilisateurs de pesticides, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas réalisé eux-mêmes de traitements pesticides. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas été exposés professionnellement aux pesticides car ils ont pu l’être de façon indirecte, par d’autres tâches réalisées sur les exploitations, comme par exemple lors de la réentrée dans les parcelles (comme le rappelle le rapport d’expertise collective de l’ANSES4). La comparaison des « utilisateurs de pesticides » à un groupe potentiellement exposé aux pesticides aurait donc plutôt pour effet de diminuer le différentiel de risque entre les deux groupes et aurait conduit à diminuer voire masquer l’association avec les pesticides. Malgré cette situation, le lien entre exposition aux pesticides et tumeurs cérébrales a pu être mis en évidence, notre résultat n’en est donc que renforcé.

A propos de la comparaison avec la population générale

Nous ne présentons pas de comparaison avec la population générale car cette question a déjà été traitée dans un autre article sur l’étude AGRICAN5 publié récemment (cf. partie 3.6 : «l’incidence des tumeurs cérébrales, principalement des glioblastomes, était augmentée chez les hommes ayant déjà travaillé sur une exploitation agricole et chez les femmes utilisant des pesticides») et que ces comparaisons ne permettent pas de prendre en compte certains paramètres individuels influençant le risque de tumeur cérébrale. Par ailleurs, il n’est pas correct de comparer l’incidence d’une maladie dans deux populations (ici population générale française et AGRICAN) sans tenir compte de leur structure par âge et sexe. Pour l’illustrer, regardons le rôle de l’âge dans la survenue des tumeurs du système nerveux central : chaque année, environ huit fois plus de cas sont diagnostiqués chez les 70 ans et plus que chez les moins de 30 ans6. Or dans AGRICAN, l’âge moyen à l’inclusion était d’environ 60 ans, donc largement supérieur à celui de la population générale. Il est donc bien naturel que l’incidence de ces tumeurs soit beaucoup plus élevée qu’en population générale. Vous comprendrez aisément que les comparaisons simplifiées auxquelles vous vous êtes livré sont de ce fait erronées. Enfin, nous vous invitons à relire les avertissements préalables au rapport7 que vous citez et sur lequel vos calculs sont basés. En effet, les chiffres de ce rapport ne portent pas sur l’ensemble des tumeurs du système nerveux central mais seulement sur celles dont le caractère malin est assuré (celles dont le code CIM-O-3 se termine par le chiffre 3, soit 15 codes sur les 31 identifiés chez les participants d’AGRICAN à ce stade). Par conséquent, une partie importante des tumeurs du système nerveux central n’est pas comptabilisée dans les chiffres que vous utilisez et il n’est donc pas étonnant que vous trouviez de telles différences avec la population générale.

A propos des résultats bruts / ajustés

Comme vous l’expliquez dans votre commentaire, il est d’usage en épidémiologie de présenter des résultats ajustés (attention, il s’agit bien ici d’ajustement et pas de redressement qui est une méthode statistique utilisée dans les sondages, y compris en épidémiologie descriptive, mais qui n’a rien à avoir avec l’ajustement) plutôt que des résultats bruts, justement parce que les résultats bruts ne tiennent pas compte des facteurs de confusion (comme l’âge, le sexe, le tabagisme ou la consommation d’alcool) qui pourraient expliquer en tout ou partie les associations observées et conduire à des conclusions erronées. Ne soyez donc pas surpris d’obtenir par extrapolation et soustraction des résultats bruts très différents, voire en contradiction avec les résultats que nous présentons dans notre article scientifique2 car c’est bien là que réside tout une partie du travail de modélisation de l’épidémiologiste, pour contrôler les biais. En effet, une formation académique aux techniques utilisées en épidémiologie et une connaissance précise de la littérature scientifique sont nécessaires pour pouvoir identifier les facteurs de confusion potentiels dont il est important de tenir compte pour éviter ou prendre en compte les biais. Ensuite, comme indiqué dans l’article (partie « statistical analysis »), la sélection finale des variables d’ajustement s’est appuyée sur des méthodes statistiques (procédures manuelles pas à pas descendantes) et nous nous sommes assurés que chacune des variables retirées des modèles initiaux les plus complets n’étaient pas facteur de confusion en utilisant un seuil strict (variation relative inférieure à 10%). Par ailleurs, comme mentionné dans l’article (partie « discussion »), nous avons étudié séparément les principaux sous-types de tumeurs cérébrales (gliomes et méningiomes) car la littérature scientifique sur le sujet8 suggère que leur étiologie pourrait différer (par exemple, les femmes sont beaucoup plus touchées que les hommes par les méningiomes). Il n’est donc pas étonnant que les variables d’ajustement diffèrent légèrement d’un sous-type à l’autre. Enfin, le vieillissement étant un facteur de risque très important dans le contexte des tumeurs cérébrales9, il a été utilisé comme échelle de temps en jours dans chacun des modèles (justement parce que la relation avec l’âge n’est pas monotone mais nous y reviendrons).

A propos de la mortalité

La mortalité par tumeur cérébrale est un indicateur qui sera éventuellement étudié lorsque le recul de la cohorte permettra de disposer d’un nombre de cas suffisant. En revanche, nous nous devons de vous signaler que votre raisonnement est faussé par plusieurs erreurs importantes et c’est à notre avis la seule explication au phénomène que vous pensez observer :

  • Vous utilisez le regroupement « autres tumeurs malignes » de la précédente publication10 dans votre calcul. Or, comme nous vous le faisions remarquer plus-haut, pour une partie importante des tumeurs cérébrales, le caractère malin n’est pas assuré (seuls 15 codes sur les 31 identifiés chez les participants d’AGRICAN fin 2011). Votre calcul ne tient donc pas compte des décès de participants causés par ces autres tumeurs.
  • Les deux publications ne portent pas sur la même période de suivi. En effet, il y a 2 ans de suivi supplémentaire dans notre article (fin 2011 versus fin 2009), ce qui n’est pas négligeable au regard du recul encore limité de la cohorte AGRICAN (5 ans de suivi en moyenne fin 2011). Vous ne tenez donc pas compte des cas de tumeur cérébrale diagnostiqués entre 2010 et 2011 (qui n’étaient évidemment pas décédés en 2009).
  • Enfin, dans votre calcul, vous mettez au même plan diagnostic (incidence) et décès (mortalité). Or, vous conviendrez que ces deux indicateurs sont fort heureusement très différents. En effet, une personne atteinte d’une tumeur cérébrale peut bien entendu guérir, survivre ou encore décéder d’une autre cause que la tumeur.

Nous ajoutons que l’interprétation de la mortalité par tumeur du système nerveux central n’est pas aussi directe qu’il pourrait sembler. En effet les certificats de décès ne permettent pas toujours de distinguer les tumeurs primitives des tumeurs secondaires (métastases), ce qui pour ce site de cancer est une difficulté particulière. Ils ne permettent pas non plus toujours de disposer du type précis de tumeur à l’origine du décès et rendent donc complexes des analyses par sous-types.

À propos des résultats et de leur interprétation

Vous contestez la validité de certains de nos résultats et/ou l’interprétation que nous en faisons. En particulier, vous considérez que l’augmentation de risque de tumeur cérébrale que nous avons observée chez les cultivateurs de pois (principalement fourragers) pourrait s’expliquer par l’âge supposément plus élevé chez les cultivateurs de pois par rapport aux participants de la cohorte. Votre remarque est pertinente et vous avez raison de vous interroger sur la prise en compte de l’âge dans l’étude compte tenu de son importance dans le contexte des tumeurs cérébrales. Une solution classiquement utilisée en épidémiologie aurait été d’effectuer un ajustement sur l’âge (sous sa forme quantitative ou catégorielle) mais cette méthode ne nous garantissait pas sa parfaite prise en compte. Nous avons donc opté pour un modèle de Cox dans lequel l’âge exprimé en jours est utilisé comme échelle de temps (comme indiqué dans l’article). Cette stratégie de modélisation, effectivement plus élaborée mais très utilisée également en épidémiologie, permet d’estimer les rapports de risque à tout âge et de contrôler les potentiels biais que vous craigniez. Par ailleurs, votre supposition est fausse étant donné que les cultivateurs de pois sont légèrement plus jeunes que le reste des participants de l’étude. De la même manière, la prise en compte dans les modèles de critères géographiques n’était ni adaptée (forte corrélation avec les activités agricoles, puissance statistique insuffisante, …), ni pertinente au regard des causes connues ou suspectées des tumeurs cérébrales dans la littérature scientifique. L’analyse par activité est celle que nous avons retenue afin de bien prendre en compte l’hétérogénéité des profils agricoles, des populations et des expositions.

Concernant les interprétations, vous semblez penser que si un lien existait entre exposition aux pesticides et tumeur cérébrale, nous aurions observé un excès de risque bien net chez les participants réalisant eux-mêmes les traitements pesticides et aucune association chez les autres participants. Les choses sont rarement aussi simples en épidémiologie professionnelle, car nous devons prendre en compte la multiplicité des expositions, leurs effets propres et leurs interactions. C’est la difficulté mais aussi la force de cette discipline car en prenant en compte dans nos observations la complexité de la vie réelle, nous pouvons obtenir des résultats d’une autre portée que ceux obtenus expérimentalement en laboratoire ou sur des animaux. Dans le contexte des tumeurs cérébrales en milieu agricole, compte tenu de la littérature publiée à ce jour, l’hypothèse du rôle suspecté de l’exposition aux pesticides doit être à l’évidence davantage explorée. Notre étude apporte des éléments nouveaux en faveur d’un lien entre pesticides et tumeurs cérébrales et soulève d’autres questions de recherche (notamment par rapport aux activités identifiées comme plus à risque) mais n’a pas vocation à  établir à elle seule un lien de causalité. Ainsi, notre prochain objectif va consister à étudier le risque de tumeur cérébrale des participants d’AGRICAN selon l’exposition à certaines matières actives pesticides, sélectionnées sur la base de données chimiques et toxicologiques.

Nous espérons que ces éléments de réponse vous permettront de mieux comprendre notre publication et apporteront un éclairage utile aux lecteurs du ForumPhyto. Nous vous prions d’agréer, Monsieur, l’expression de nos salutations distinguées.

Clément Piel, Camille Pouchieu, Séverine Tual, Lucile Migault, Clémentine Lemarchand, Camille Carles, Mathilde Boulanger, Anne Gruber, Virginie Rondeau, Elisabeth Macotulio, Pierre Lebailly, Isabelle Baldi et le groupe AGRICAN (Arveux P, Bara S, Bouvier AM, Busquet T, Colonna M, Coureau G, Delanoé M, Grosclaude P, Guizard AV, Herbrecht P, Laplante JJ, Lapotre-Ledoux B, Launoy G, Lenoir D, Marrer E, Maynadié M, Molinié F, Monnereau, Paumier A, Pouzet P, Thibaudier JM, Troussard X, Velten M, Wavelet E, Woronoff AS).

 

 

 

 

Références

  1. Cancers et preventions INSERM 1086 [Internet]. [Page consultée le 11/10/2017]; Disponible sur: http://cancerspreventions.fr/projet/agrican/
  2. Piel C, Pouchieu C, Tual S, Migault L, Lemarchand C, Carles C, Boulanger M, Gruber A, Rondeau V, Marcotullio E, Lebailly P, Baldi I, et al. Central nervous system tumors and agricultural exposures in the prospective cohort AGRICAN. Int J Cancer 2017; Disponible sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/28685816
  3. Inserm. Pesticides : Effets sur la santé – une expertise collective de l’Inserm (dossier de presse) [Internet]. [Page consultée le 21/08/2017] ; Disponible sur : http://presse.inserm.fr/pesticides-effets-sur-la-sante-une-expertise-collective-de-linserm/8463/
  4. Publication du rapport sur les expositions professionnelles aux pesticides : mieux connaître et réduire les expositions | Anses – Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail [Internet]. [Page consultée le 11/10/2017]; Disponible sur : https://www.anses.fr/fr/content/publication-du-rapport-sur-les-expositions-professionnelles-aux-pesticides-mieux-conna%C3%AEtre
  5. Lemarchand C, Tual S, Levêque-Morlais N, Perrier S, Belot A, Velten M, Guizard A-V, Marcotullio E, Monnereau A, Clin B, Baldi I, Lebailly P, et al. Cancer incidence in the AGRICAN cohort study (2005-2011). Cancer Epidemiol 2017;49:175–85.
  6. Registre des tumeurs du système nerveux central de la Gironde. Registre des cancers en Aquitaine [Internet]. [Page consultée le 11/10/2017]; Disponible sur : http://etudes.isped.u-bordeaux2.fr/REGISTRES-CANCERS-AQUITAINE/Snc/S_Accueil.aspx#
  7. Estimation nationale de l’incidence et de la mortalité par cancer en France entre 1980 et 2012 / 2013 / Maladies chroniques et traumatismes / Rapports et synthèses / Publications et outils / Accueil [Internet]. [Page consultée le 11/10/2017]; Disponible sur : http://invs.santepubliquefrance.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Maladies-chroniques-et-traumatismes/2013/Estimation-nationale-de-l-incidence-et-de-la-mortalite-par-cancer-en-France-entre-1980-et-2012
  8. Bondy ML, Scheurer ME, Malmer B, Barnholtz-Sloan JS, Davis FG, Il’yasova D, Kruchko C, McCarthy BJ, Rajaraman P, Schwartzbaum JA, Sadetzki S, Schlehofer B, et al. Brain tumor epidemiology: consensus from the Brain Tumor Epidemiology Consortium. Cancer 2008;113:1953–68.
  9. Pouchieu C, Baldi I, Gruber A, Berteaud E, Carles C, Loiseau H. Descriptive epidemiology and risk factors of primary central nervous system tumors: Current knowledge. Rev Neurol (Paris) 2016;172:46–55.
  10. Levêque-Morlais N, Tual S, Clin B, Adjemian A, Baldi I, Lebailly P. The AGRIculture and CANcer (AGRICAN) cohort study: enrollment and causes of death for the 2005-2009 period. Int Arch Occup Environ Health 2015;88:61–73.