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Glyphosate : L’insoutenable légèreté du CIRC

20 nov. 2017

1503MoleculeGlyphosate Résumé : dans le feuilleton politico-médiatique sur le glyphosate, le CIRC, bien que complètement isolé sur le plan scientifique, a réussi à faire croire que le consensus scientifique était de son côté, alors que toutes les agences sanitaires ont refusé de suivre son avis et ont longuement expliqué pourquoi (mais de façon peu compréhensible pour les non-initiés). Les opposants au CIRC ont montré le caractère lacunaire des données qu’il a utilisées, et les conflits d’intérêt de son représentant le plus engagé sur ce dossier, Christopher Portier. Il y a pourtant une façon encore plus simple de comprendre pourquoi les agences sanitaires n’ont pas voulu suivre son classement : il suffit de lire la monographie du CIRC sur le glyphosate, pour comprendre que son dossier à charge est vide.

 

Dans le feuilleton médiatique du glyphosate, les positions scientifiques sont claires : à l’exception du CIRC[i], l’organisation de l’OMS chargée de l’évaluation du danger de carcinogénèse (et non du risque[ii]), toutes les agences sanitaires affirment que le glyphosate n’est pas cancérigène. Dans la logique médiatique actuelle, il n’y a qu’une explication possible : le CIRC est seul dans le vrai, et toutes les agences sanitaires sont à la solde des lobbies.

Bien sûr, l’ANSES, l’EFSA, et l’ECHA, les 3 agences européennes qui se sont exprimées sur ce sujet après le CIRC, ont expliqué longuement pourquoi elles ne suivaient pas son avis[iii]. Le BfR, l’agence sanitaire allemande, qui avait mené le réexamen du glyphosate avant le CIRC, a également expliqué pourquoi il maintenait néanmoins son avis favorable[iv]. Les adversaires des pesticides ont réussi à rendre ces réponses inaudibles, en rappelant que ces agences sanitaires ont utilisé non seulement les données de la recherche publique, utilisées par le CIRC, mais aussi les expérimentations requises pour l’homologation du produit : des données confidentielles et financées par les firmes, donc forcément suspectes dans leur logique paranoïa-critique. On pourrait argumenter indéfiniment sur le fait que ces données d’homologation sont beaucoup plus comparables et répétables que celles de la recherche publique, en raison de l’utilisation de protocoles expérimentaux standardisés. Et sur la possibilité d’un meilleur contrôle de leur intégrité scientifique, en raison de la traçabilité des travaux imposée par les normes BPL (Bonnes Pratiques de Laboratoire),  une norme à laquelle les laboratoires de recherche publique ne sont pas soumis. Mais ces arguments n’ont aucun poids dans les médias. En bonne logique conspirationniste, les débats ont visé uniquement à discréditer les agences sanitaires, grâce à l’apparition magique des « Monsanto Papers », dont nous avons pourtant vu qu’ils ne démontraient aucune falsification de donnée, et aucun lien financier de Monsanto avec des experts de ces agences[v]. Tout cela crée un nuage d’encre bien commode pour esquiver les arguments scientifiques. Curieusement, les défenseurs du glyphosate ont eu tendance à s’engouffrer dans la même brèche. Les polémiques récentes ont surtout porté sur les conflits d’intérêt de Christopher Portier, l’expert du CIRC le plus engagé sur ce dossier, et sur le fait que le CIRC aurait écarté des résultats favorables au glyphosate dont il avait connaissance. Tout cela est certes utile pour rééquilibrer le débat, mais cela a l’inconvénient de détourner l’attention du principal sujet : l’incroyable vacuité du dossier à charge du CIRC. Et si la meilleure façon de discréditer le CIRC était d’inciter à lire sa monographie sur le glyphosate ?

L’insoutenable légèreté du dossier à charge du CIRC

Certes, l’austérité apparente et l’épaisseur du document (92 pages)[vi] peuvent impressionner les profanes, mais rassurons les lecteurs : après examen, les éléments à charge retenus par le CIRC tiennent sur un timbre-poste sans dents. Et comme il faut reconnaitre au document d’être rédigé de façon assez claire, il est facile de faire le bilan des éléments utilisés par le CIRC pour justifier son classement.

Les études épidémiologiques sur l’homme :

C’est le sujet le plus brûlant, et celui sur lequel le CIRC ne peut pas se dérober à une comparaison avec les agences sanitaires, sous prétexte que celles-ci utilisent des données confidentielles fournies par les firmes, auxquelles il n’a pas accès. En effet, toutes ces données épidémiologiques proviennent de la recherche publique, et sont donc en libre accès. Pour l’épidémiologie humaine, les agences sanitaires et le CIRC ont donc travaillé avec exactement les mêmes sources. Quels sont les résultats ? Examinons-les dans l’ordre de niveau de preuve décroissant

a) Les études épidémiologiques prospectives (Tableau 2.1 p. 12 à 14)

Ce type d’études est considéré comme le plus fiable. Le bilan est vite fait : sur les 5 études de cohorte prospectives citées par le CIRC, aucune n’a identifié un effet quelconque du glyphosate. Il y a eu des polémiques récentes, selon lesquelles le CIRC aurait occulté les résultats d’une étude favorable au glyphosate sur la cohorte américaine AHS, qui n’était encore pas publiée au moment de la rédaction de la monographie, mais donc le CIRC avait néanmoins connaissance. C’est possible mais difficile à prouver, et finalement cela n’a pas tellement d’importance : ces résultats, publiés tout récemment, ne font que confirmer un résultat plus ancien sur la même cohorte, déjà cité par le CIRC. Cela ne change donc pas grand-chose au score : glyphosate 5 (ou 6)/CIRC : 0.

b) Les études rétrospectives cas-témoin (Tableau 2.2 p. 17 à 25 et § 2.3 p. 29-30)

Ce type d’étude est plus fréquent, car plus rapide et moins coûteux à réaliser que les études de cohorte, mais plus susceptible d’être biaisé par des facteurs de confusion ou des biais de recrutement. Le CIRC a  retenu dans sa bibliographie 20 études cas-témoin, dont 4 seulement (portant toutes sur la même forme de cancer, le lymphome non-hodgkinien) ont trouvé des associations significatives entre exposition au glyphosate et cancer. Parmi ces 4 études mises en avant par le CIRC:

  • Toutes ont trouvé une liaison significative entre glyphosate et exposition aux pesticides, mais ont trouvé une liaison tout aussi forte avec toutes les autres molécules testées ou presque.
  • L’une d’elle (de Roos 2003) a été démentie par ses propres auteurs par la suite, suite à des analyses plus approfondies (de Roos 2005). Le CIRC cite bien cette 2ème étude parmi les publications non significative, mais sans mentionner qu’elle informe de fait la précédente.
  • Dans les deux études suédoises, réalisées par la même équipe, l’effet significatif du glyphosate redevient non significatif quand on redresse les résultats en fonction de l’exposition aux autres pesticides, ce qui ne permet donc pas de conclure que le glyphosate ait un effet propre
  • Dans la dernière publication (Mc Duffie et al, 2001), les auteurs n’ont pas redressé les résultats en fonction de l’exposition aux autres pesticides.

Le « cherry picking » légitimé par le CIRC

En fin de chapitre, le CIRC cite également une méta-analyse ayant trouvé un effet significatif du glyphosate sur le LNH. Cet argument supplémentaire serait un argument de poids, si cette méta-analyse avait regroupé toutes les références citées ci-dessus. Mais quand on regarde la liste des publications retenues, on constate que parmi les 10 publications sur le LNH répertoriées par le CIRC, cette méta-analyse n’en a intégré que 6… dont les 4 publications significatives citées précédemment ! Avec un tri aussi sélectif des références retenues, qui n’a aucune justification (toutes les 10 études sur le LNH avaient été publiées longtemps avant cette méta-analyse), il n’est pas étonnant que le résultat global soit significatif. Il s’agit là d’un superbe exemple de « cherry picking[vii] », que le CIRC reprend sans y voir malice.

En conclusion, sur les 20 références d’études cas-témoin analysées par le CIRC, seules 4 d’entre elles ont identifié une liaison significative avec une forme de cancer, le LNH. Parmi elles :

  • L’une d’entre elle a été démentie par la suite par ses propres auteurs, suite à des analyses plus approfondies
  • Les 3 autres n’ont pas procédé à cette analyse complémentaire (ajustement en fonction de l’exposition aux autres pesticides testés), ou bien n’ont pas tenu compte de l’absence d’effet du glyphosate après cet ajustement.

Enfin, la méta-analyse citée dans la monographie ne peut être retenue, vu la sélectivité non justifiée du choix des publications retenues dans cette publication.

Le cas des études sud-américaines sur la génotoxicité

La monographie du CIRC fait également une synthèse sur la génotoxicité du glyphosate. Ce point a été moins commenté, mais il mérite d’être cité tant ce chapitre est révélateur des méthodes employées. Il porte de nouveau sur des études cas-témoin, dans un contexte bien particulier : les épandages aériens réalisés en Colombie et en Equateur, pour détruire les cultures illégales de pavot ou de coca.

Le CIRC cite 5 références, dont 4 auraient montré des effets génotoxiques (dégradations de l’ADN) chez les personnes exposées. En fait, ces 5 références ne viennent que de 3 publications différentes.

  • Dans l’article colombien, les auteurs mentionnent bien avoir obtenu l’effet apparent mentionné par le CIRC, dans les analyses génétiques réalisées juste après les épandages. Mais, dans la suite de la discussion, ils montrent que ces résultats n’ont pas été confirmés par les analyses ultérieures, et que les résultats de ces analyses initiales présentaient des incohérences inexplicables. En conclusion, ils indiquaient clairement que le risque génotoxique associé à ces épandages aériens, s’il existe, est au pire faible et transitoire. Le CIRC a donc extrait de son contexte un résultat intermédiaire de la publication, que les auteurs eux-mêmes démentaient dans la suite de leur article.
  • Le cas des deux études équatoriennes, réalisées par la même équipe, est encore plus caricatural. Dans la première étude, réalisée en 2007[viii], les auteurs avaient trouvé un effet génotoxique significatif du glyphosate, en comparant les cellules sanguines de populations exposées et non exposées aux traitements aériens. Toutefois, cette étude était peu concluante, car réalisée sur de très petites populations (24 personnes exposées, et 21 non exposées), avec une population non exposée éloignée géographiquement de la population exposée. Il était donc possible que la différence observée soit simplement due à des différences génétiques qui existaient déjà entre ces deux populations, et non à un effet du glyphosate. La même équipe a donc réalisé des études approfondies pour étudier les variations naturelles des anomalies génétiques identifiées dans la première étude. La publication de 2011, citée par le CIRC, fait la synthèse de ces études, et ses conclusions sont là encore sans ambiguïtés : « La population étudiée [182 personnes exposées aux épandages aériens de glyphosate] ne présente pas d’altération significative des chromosomes ou de l’ADN ». Pour la bonne bouche, on ajoutera leur conclusion finale : « L’impact social le plus important [de ces épandages aériens] est la peur »!

Une fois encore, après l’exemple des résultats successifs de de Roos et al sur le LNH, le CIRC a appliqué le vieux principe cynique de la presse à scandales : « Une fausse information suivie d’un démenti, cela fait deux scoops là où les autres n’ont rien à raconter » !

Des expérimentations sur l’animal non conformes aux recommandations officielles

Nous ne détaillerons pas ici les résultats présentés par le CIRC sur les animaux (rats et souris), car le débat est ici pollué par le fait que les agences sanitaires se sont prononcées sur ce sujet en tenant compte des expérimentations d’homologation, auxquelles ni le CIRC ni nous n’avons accès. Il est tout de même utile de jeter un coup d’œil sur les publications retenues par le CIRC.

Commençons par noter un bon point : le CIRC cite dans sa bibliographie la fameuse étude de G.E. Séralini sur l’effet des OGM sur la santé des rats, mais indique clairement qu’il la rejette pour qualité insuffisante. Cela semble la moindre des choses, mais rappelons à ce sujet que l’expertise collective de l’INSERM avait préféré ne citer aucun travail de Séralini, ce qui lui évitait du même coup de le désavouer.

Le CIRC cite au total 4 études sur 10, où des effets significatifs sur l’incidence des cancers ont été observés chez le rat ou la souris. Ces résultats sont tous obtenus sur des essais à long terme (18 mois à 2 ans, soit quasiment la durée de vie des animaux), et à des doses massives : il s’agissait d’animaux abreuvés toute leur vie par de l’eau à une concentration voisine de celle du glyphosate dans les bouillies utilisées au champ ! Pour qu’un consommateur humain soit exposé à de telles doses, compte tenu du niveau des teneurs trouvées en moyenne dans les aliments (de l’ordre de 0,1mg/kg, d’après les données du CIRC), il faudrait consommer plusieurs dizaines de tonnes de fruits et légumes par jour.

Certes, le CIRC rappelle qu’il ne se prononce que sur le danger, et non sur le risque. Comme l’existence d’un risque, même à des expositions non réalistes, implique nécessairement l’existence d’un danger, son raisonnement parait légitime. C’est oublier un « détail » : ces expérimentations ne sont pas conformes aux protocoles reconnus en toxicologie. L’ECHA l’explique très clairement, mais de façon peu compréhensible pour les non-initiés, en rappelant que les expérimentations sur la carcinogènèse ne doivent pas être réalisées au-delà de la MTD (maximum tolerable dose) du produit étudié. A des doses aussi extrêmes, l’apparition de tumeurs ne signifie plus grand-chose, et ne donne plus de résultats répétables, surtout quand on travaille sur des rats comme la souche Sprague-Dawley utilisée dans ces expériences, qui développent spontanément des tumeurs pouvant être influencées par l’état physiologique général des animaux[ix]. En clair, les expérimentations retenues par le CIRC ne sont donc pas conformes aux pratiques reconnues pour l’évaluation du danger de carcinogénèse : on voit une fois encore que la recherche est un métier différent de l’expertise sanitaire[x] !

« Probablement cancérigène pour l’homme », vraiment ?

Fort de ces résultats, le CIRC a donc classé le glyphosate dans la catégorie 2A « Probablement cancérigène pour l’homme ». Ce classement doit normalement s’appliquer aux produits pour lesquels existent des « indications limitées de cancérogénicité chez l’homme et suffisantes chez l’animal ». Dans ses conclusions (§ 6.1 et 6.2), le CIRC considère que ces deux conditions sont bien remplies.

Pour les indications de cancérogénicité sur l’homme, nous avons vu qu’elles se résument à 4 références, dont l’une est un résultat initial, qui a été infirmé ultérieurement par ses propres auteurs, suite à des analyses complémentaires. Les 3 autres n’ont pas procédé à la même vérification que de Roos, et sont donc probablement affectées par le même biais que son étude initiale. Considérer ces preuves comme « limitées » est donc faire preuve d’une belle indulgence.

En ce qui concerne les preuves chez l’animal, nous avons vu qu’il s’agit d’expérimentations non conformes aux normes officielles, comme l’a rappelé l’ECHA. Il est donc tout à fait inacceptable de les considérer comme « suffisantes ». Comme cette seconde condition était nécessaire pour justifier le classement 2A, il est donc tout-à-fait normal que les agences sanitaires aient refusé de suivre l’avis du CIRC.

Pour comprendre l’unanimité des agences, il n’y a donc nul besoin d’imaginer des pressions occultes de Monsanto ou des Illuminati : il suffit de lire la monographie du CIRC sur le glyphosate, pour se rendre compte que son dossier à charge est quasiment vide. Il est donc assez inquiétant que des ministres, et pas seulement Nicolas Hulot, alimentent le discrédit des agences sanitaires[1]. Et que deux députés, pourtant de la majorité gouvernementale, aient saisi successivement l’OPECST (Office Parlementaire Pour l’Evaluation des Choix Scientifiques et Techniques), au motif assez incroyable d’enquêter sur «l’indépendance et l’objectivité des agences européennes chargées d’évaluer la dangerosité des substances mises sur le marché, notamment le glyphosate ». Espérons que l’OPECST ne se laissera intimider par le battage médiatique, et saura ramener le débat sur une base plus objective, en élargissant sa saisine au CIRC.

Philippe Stoop

[1] http://www.lepoint.fr/zapping-du-point/le-zapolitique-agnes-buzyn-il-est-imperatif-que-le-glyphosate-ne-soit-plus-utilise-24-10-2017-2166926_2470.php

[i] CIRC : Centre International de Recherche sur le Cancer (IARC en anglais)

[ii] Sur la différence entre danger et risque, voir : http://www.forumphyto.fr/2017/05/15/faut-il-porter-un-casque-pour-se-proteger-des-meteorites/

[iii] Pour l’ANSES : https://www.anses.fr/fr/content/avis-de-l%E2%80%99anses-sur-le-caract%C3%A8re-canc%C3%A9rog%C3%A8ne-pour-l%E2%80%99homme-du-glyphosate

Pour l’EFSA : https://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/glyphosate

Pour l’ECHA : https://echa.europa.eu/documents/10162/cd543d44-998e-8718-be16-67c4bbeb8ccf

[iv] http://www.bfr.bund.de/cm/349/bfr-review-of-the-iarc-monograph-of-glyphosate-brought-into-the-european-assessment-process.pdf

[v] http://www.forumphyto.fr/2017/10/16/glyphosate-que-disent-vraiment-les-monsanto-papers/

[vi] http://monographs.iarc.fr/ENG/Monographs/vol112/mono112-10.pdf

[vii] Pratique consistant à ne retenir que les études favorables à l’hypothèse des auteurs

[viii] http://www.scielo.br/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1415-47572007000300026&lng=en&tlng=en

[ix] https://academic.oup.com/toxsci/article/58/1/195/1658992

[x] http://www.forumphyto.fr/2016/10/04/peche-aux-alphas-contre-chasse-aux-petits-betas-pourquoi-lanalyse-des-risques-environnementaux-ne-devrait-pas-etre-seulement-un-travail-de-chercheurs/