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Insecticides et autisme : le tri très sélectif de Cash Investigation

12 févr. 2016

Le reportage sur les liens entre autisme et pesticides était un des morceaux de bravoure du désormais célèbre Cash Investigation du 2 février 2016. Nous avions déjà signalé sur le mode humoristique la corrélation négative entre autisme et utilisation du produit incriminé, le chlorpyrifos : l’autisme a commencé à augmenter aux Etats-Unis quand l’utilisation de ce produit a baissé [1] ! Toutefois, comme Elise Lucet a également cité une étude tout-à-fait recevable de l’Université de Davis [2], il est utile de revenir plus sérieusement sur cette question, pour remettre l’étude de Davis dans son contexte.

A l’échelle des Etats-Unis : aucun rapport entre chlorpyrifos et autisme

Elise Lucet l’a rappelé en cours de reportage, les diagnostics d’autisme ont bea    ucoup augmenté depuis 20 ans aux Etats-Unis. Il est donc légitime de rechercher des causes environnementales à ce phénomène. Parmi les causes possibles, il est logique de s’intéresser aux insecticides, puisque beaucoup d’entre eux (dont les organo-phosphorés, dont fait partie le chlorpyrifos) ont un mode d’action neuro-toxique[3]. Partant de là, la première question devrait être de chercher s’il y a une corrélation entre l’usage de ces produits et l’autisme, soit dans le temps (l’autisme a-t-il augmenté suite au développement des organo-phosphorés) ou dans l’espace (y a-t-il plus d’autisme dans les régions où on utilise plus ces produits ?). A l’évidence, la réponse à ces deux questions est NON !

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Fig 1 : Evolution dans le temps des diagnostics d’autisme aux USA et de l’utilisation du chlorpyrifos

Sources : https://www.autismspeaks.org/science/science-news/can-rise-autism-be-explained-broadened-diagnosis

et https://water.usgs.gov/nawqa/pnsp/usage/maps/show_map.php?year=2013&map=CHLORPYRIFOS&hilo=L

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Fig. 2 : Cartes de prévalence de l’autisme à 8 ans dans 11 états américains, et carte d’utilisation du chlorpyrifos : on voit bien qu’il n’y a aucune relation, les deux états les plus atteints par l’autisme (New Jersey NJ et Utah UT) sont des états où le chorpyrifos est peu utilisé. Inversement, le Wisconsin (WI) est peu atteint par l’autisme, alors que l’usage du chlorpyrfos y est fréquent.

Sources : http://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/ss6302a1.htm?s_cid=ss6302a1_w et :

https://water.usgs.gov/nawqa/pnsp/usage/maps/show_map.php?year=2013&map=CHLORPYRIFOS&hilo=L

Nous avions déjà montré qu’il n’y a aucune relation temporelle, l’autisme étant en plein développement alors que l’utilisation du chlorpyrifos diminue régulièrement (cf Fig.1). Il en est de même au plan géographique (cf Fig. 2 ). Une étude du Center for Disease Control montre des écarts énormes de prévalence de l’autisme (de 1 à 4) entre les 11 états étudiés. Les deux plus atteints, le New Jersey (NJ) et l’UTAH (UT) utilisent très peu de chlorpyrifos. A l’inverse, l’état de loin le plus indemne, l’Alabama (AL), est un état rural où ce produit est assez fréquemment utilisé. De même, les deux Etats contigus de l’Arkansas (AR) et du Missouri (MO) ont tous deux des prévalences d’autisme proches de la moyenne nationale, alors que le chlorpyrifos est très peu utilisé dans le premier et beaucoup dans le second.

Ces quelques chiffres suffisent à montrer que le chlorpyrifos (de même que l’ensemble des produits organo-phosphorés, dont la dynamique et la répartition géographique des utilisations sont voisines) ne peut être responsable de la recrudescence d’autisme qui inquiète légitimement E. Lucet. Il reste toutefois possible qu’ils jouent un rôle secondaire à une échelle plus locale, ce que suggère la chercheuse de l’UC Davis interviewée par Cash Investigation. Dans son étude réalisée en Californie, elle trouve un excès d’autisme infantile de l’ordre de 50%, à la limite du significatif, quand la mère habitait pendant sa grossesse dans une habitation située à moins de 1,75km de champs traités au chlorpyrifos. Ce résultat mérite bien sûr d’être pris en considération, mais il doit être confronté aux autres données disponibles.

Et en Californie ?

Nous avons déjà noté que la prévalence de l’autisme varie de 1 à 4 selon les Etats, sans cohérence environnementale apparente. De nombreux auteurs ont montré que ces variations régionales et temporelles sont fortement influencées par les évolutions du diagnostic d’autisme (voir par exemple[4] et [5]). En effet, l’autisme, comme toutes les pathologies neurologiques et psychiatriques, ne peut pas être quantifié par des méthodes analytiques objectives. De plus, la codification même de ces pathologies est très mouvante, ce qui complique les comparaisons dans le temps, mais aussi dans l’espace (tous les médecins n’adoptent pas forcément les changements de diagnostics au même rythme). Pour revenir en Californie, une étude de 2001 avait identifié des foyers stables où les diagnostics d’autisme étaient supérieur de 4 fois à ceux du reste de l’Etat[6]. Ces foyers étaient situés dans des zones urbaines, ce qui écarte une fois encore l’explication par les insecticides. Dans ce cas aussi, les auteurs évoquaient le rôle probable de dynamiques sociales, soit liées au médecin, soit à l’attention portée par les familles à l’autisme. Dans l’étude de l’UC Davis (où l’écart entre zones urbaines et zones exposées au traitement n’est « que » de 50%), il est tout-à-fait possible que ces facteurs sociaux aient joué aussi : il y a longtemps que les soupçons sur le rôle des insecticides sont évoqués, ce qui a sans doute entrainé une mobilisation plus importante des familles et des médecins dans les zones fortement exposées aux traitements phytosanitaires, comme le montre d’ailleurs l’existence d’associations de parents citées par Cash Investigation. Or l’effet éventuel de ces facteurs sociaux n’a pas été étudié dans la publication de l’UC Davis.

Usuals suspects pour recherche myope

Ce petit aperçu des connaissances sur les liens entre autisme et environnement aux USA n’a pas la prétention d’être exhaustif. Mais il suffit déjà à démontrer une chose : en bonne écologiste, Elise Lucet est une championne du tri sélectif, quand il s’agit de sélectionner les résultats qui l’intéressent. Mais ce sujet est aussi révélateur d’un problème scientifique beaucoup plus général : la gestion des recherches épidémiologiques sur des sujets multi-factoriels. L’évolution de l’autisme dans les pays développés est sans doute dans ce cas : nous avons vu qu’on a du mal actuellement à apprécier la part des méthodes de diagnostic dans les variations apparentes de prévalence de la maladie. De plus, on ne voit pas quel facteur environnemental nouveau pourrait à lui seul expliquer la croissance récente des diagnostics d’autisme, ou les variations de 1 à 4 entre localités proches. Enfin, nous avons vu que, si on prend un minimum de recul temporel ou géographique, il est évident que les insecticides organo-phosphorés ne peuvent en aucun cas être les responsables des tendances de fond observées sur l’autisme. Dans ce contexte, à quoi sert-il de faire des études destinées uniquement à évaluer l’effet éventuel des pesticides ? C’est un peu comme si des archéologues entreprenaient des fouilles détaillées, sur un terrain où aucune vue aérienne ni indice de surface ne donne le moindre indice de reste historique à découvrir. Pour l’efficacité de la recherche, c’est une absurdité à tout point de vue :

  • Sur le plan de l’efficacité sanitaire, on engage des moyens et de l’argent, sur des recherches qui ont fort peu de chances d’aboutir à des résultats significatifs pour régler le problème de santé publique auquel on prétend s’attacher
  • Sur le plan scientifique, on s’échine à mettre en évidence des différences de 50% de prévalence entre deux populations, comme dans l’étude de Davis, alors qu’on ne sait pas encore expIiquer les différences de 400% que l’on observe sitôt qu’on lève le nez du microscope. C’est d’autant plus surréaliste, que ces résultats sont eux-mêmes obtenus après des redressements statistiques sophistiqués, pour corriger l’effet de variables comme l’origine ethnique ou la catégorie socio-professionnelle, qui ont pourtant des effets bien plus faibles que ces 400%.

Notre conclusion

Plutôt que de chercher des poux dans la tête des « usual suspects », comme un policier en manque de piste dans un mauvais polar, il vaudrait donc mieux prendre les choses dans l’ordre, et identifier la ou les causes des variations observées entre états, et sur le long terme. Pour cela, des études plus locales, comme celles de Davis, peuvent d’ailleurs être utiles, mais à condition de rechercher tous azimuts les causes possibles de l’excès d’autisme observé, et sûrement pas en ne traitant que d’un facteur dont l’effet est manifestement négligeable à l’échelle nationale. Faute d’une hiérarchisation des priorités et d’une meilleure coordination des équipes, la recherche épidémiologie perd un temps précieux sur des sujets pourtant réellement inquiétants, et risque d’accumuler longtemps des résultats disparates sur des suspects mineurs.

Philippe Stoop, docteur- ingénieur en agronomie, directeur Recherche et Innovation de la société iTK

[1] http://www.forumphyto.fr/2016/02/03/cash-investigation-suite-levangile-selon-sainte-lucet/

[2] http://ehp.niehs.nih.gov/1307044/

[3] Sur un sujet voisin, les insecticides organo-phosphorés sont également accusés d’affecter le quotient intellectuel des enfants exposés in utero. Sur ce sujet, voir :

http://www.forumphyto.fr/2015/09/25/pesticides-qi-euros-les-calculs-acrobatiques-du-cnrs/

[4] http://archpedi.jamanetwork.com/article.aspx?articleid=1919642

[5] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/26198689

[6] Mazundar et al 2010, THE SPATIAL STRUCTURE OF AUTISM IN CALIFORNIA, 1993–2001, http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/20097113