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Perturbateurs endocriniens : Un « marchand de doutes » pris sur le fait !

12 déc. 2016

La semaine dernière, nous avons dit tout le mal que nous pensions[1] du détestable manifeste « Perturbateurs endocriniens : halte à la manipulation de la science !» signé par une centaine de scientifiques, et publié (évidemment) par Le Monde[2]. Dans ce texte dépourvu de toute argumentation scientifique, les auteurs dénoncent, sans citer la moindre référence, de prétendues  manipulations dans le débat scientifique sur la réglementation des perturbateurs endocriniens (PE). Tout au long du texte, ils répandent sans aucune preuve des insinuations selon lesquelles la Commission Européenne serait influencée par des études biaisées, fournies par des « marchands de doutes », c’est-à-dire d’après eux des pseudo-experts soumis à des intérêts industriels.

Ce texte était d’autant plus lamentable que certains de ses signataires ne sont guère en droit de donner des leçons en matière scientifique : on compte parmi eux Barbara Demeneix et 3 des autres auteurs d’une publication prétendant évaluer le coût social des perturbateurs endocriniens, dont nous déjà avions dénoncé il y a quelques mois la partialité et les hypothèses plus qu’audacieuses[3].

Depuis, un lecteur de ForumPhyto membre de l’AFIS[4] nous a signalé une information assez piquante, qui donne encore plus de saveur à cette lettre ouverte déjà nauséabonde : Barbara Demeneix n’est pas seulement professeure au Museum d’Histoire Naturelle, seul titre qu’elle mette en avant dans sa signature : elle est également co-fondatrice et administratrice de la société Watchfrog.  Comme son nom l’indique, cette société crée des grenouilles modifiées génétiquement pour détecter les polluants présents dans l’eau… et en particulier les perturbateurs endocriniens ! En conséquence,  les déclarations publiques de la chercheuse B. Demeneix incitent à élargir le marché de l’entrepreneuse Barbara D.

Prenons un exemple simple et concret : dans leur désormais fameuse analyse du coût social des PE, B. Demeneix et ses coauteurs signataires du manifeste considèrent que le 1er coût des PE, et de loin (146 milliards par an pour l’Union Européenne, sur 157 au total), serait dû à l’effet des insecticides organophosphorés sur le QI des enfants exposés in utero. Comme nous l’avons vu, la démonstration de cet effet repose sur des calculs statistiques plus qu’hasardeux. Mais surtout, il s’agit simplement de corrélations épidémiologiques (après des redressements statistiques hasardeux) entre exposition aux organophosphorés et QI, qui ne donnent aucun indice sur le mécanisme toxicologique en jeu. Même si ces corrélations étaient confirmées de façon solide (et nous en sommes loin pour l’instant), elles ne démontreraient absolument pas un effet perturbateur endocrinien. Effet PE que l’on n’a d’ailleurs guère de raison de soupçonner, un effet direct sublétal étant beaucoup plus probable (les organophosporés sont des insecticides neurotoxiques). Selon les critères proposés par la Commission européenne, les organophosphorés ne seraient donc pas classés PE dans l’état actuel des connaissances… et leur détection échapperait donc au marché de Watchfrog ! En effet, dans ce cas, les analyses physico-chimiques classiques, beaucoup moins coûteuses que le procédé Watchfrog[5], suffiraient à leur surveillance. Mme Demeneix fait donc preuve d’un certain héroïsme si, comme elle l’affirme dans son manifeste, aucun intérêt ne vient « obscurcir son jugement scientifique ».

On imagine les titres fracassants qu’en tirera surement Stéphane Foucart, à qui nous cédons bien volontiers ce scoop gratuitement. Allons-nous voir demain en une du Monde, dans le style plein de nuances qui le caractéristique : « Perturbateurs endocriniens : un débat manipulé par une  scientifique liée à l’industrie des OGM » ?

A propos des conflits d’intérêt

Cela signifie-t-il que B. Demeneix a menti en déclarant, dans sa publication Bellanger et al., être exemple de tout conflit d’intérêt ? C’est évident selon les définitions communes des conflits d’intérêt, y compris celles retenues par le Ministère de la Justice[6]. Mais la situation est beaucoup moins claire au sens strictement juridique. En effet, nous voyons passer couramment dans la presse scientifique des travaux financés très officiellement par des ONG environnementalistes, ou des intérêts privés liés l’agriculture bio, que les revues acceptent néanmoins de déclarer exempts de conflits d’intérêt. C’était par exemple le cas du fameux article de Séralini sur les « OGM cancérigènes », financé par le CRIIGEN et le réseau CERES. On peut donc considérer que le cas de B. Demeneix n’est pas condamnable d’après la jurisprudence. Sur un plan simplement éthique, c’est une autre histoire…

De ce point de vue, B. Demeneix a  adopté une définition très restrictive du conflit s’intérêt, en s’en déclarant exempte dans la publication Bellanger et al. que nous avons étudiée. Certes, elle n’était pas encore administratrice de Watchfrog au moment de la soumission de l’article  (le 8 décembre 2014). Par contre, elle l’était au moment de la publication (qui a eu lieu le 1er mars 2015, alors qu’elle a été nommée administratrice le 24 février !). De toute façon, en tant co-demandeur et inventeur du brevet FR0301598 exploité par Watchfrog, elle a de toute évidence des intérêts communs avec cette entreprise, depuis sa fondation en 2005.

Il est toujours amusant de voir un pourfendeur des conflits d’intérêt  pris ainsi la main dans le pot de confiture. Mais notre but n’est pas de faire retomber le débat scientifique dans les caniveaux où Le Monde, Cash Investigation ou Générations Futures ne cessent de le ramener. Pour qui veut vraiment raisonner scientifiquement, l’existence de conflits d’intérêt ne doit pas servir d’excuse pour ignorer l’argumentation d’un chercheur : il s’agit simplement d’une information qui doit être portée à la connaissance des lecteurs de ses publications, pour qu’ils soient avertis des biais que ces conflits pourraient entrainer.

Cela ne doit pas nous empêcher d’étudier attentivement ses travaux, d’autant plus qu’elle ne cache pas vouloir influer sur la législation des PE. C’est ce que nous avions fait dans notre article, et le moins que l’on puisse dire est que nous n’avions pas été convaincus, même en ignorant à l’époque son implication dans Watchfrog. Nous avons expliqué de façon détaillée toutes nos critiques envers ce travail[7]. S’il reste encore à B. Demeneix quelques réflexes scientifiques, qu’elle réponde à ses contradicteurs, plutôt que de détourner les débats en dénonçant des manipulations imaginaires.

Enfin, une fois de plus, cette histoire pose la question du silence assourdissant  des organismes de recherche par rapport aux prises de position politiques de leurs chercheurs : le CNRS et le Museum National d’Histoire Naturelle (les deux autorités de tutelle de l’unité dirigée par B. Demeneix) cautionnent-ils ses déclarations sur les travaux de la Commission Européenne (y compris ses insinuations sur « un flou entretenu » par la Commission[8]) ? Valident-ils les modèles employés dans son analyse des coûts des perturbateurs endocriniens ? Il est tout-à-fait normal et souhaitable que les chercheurs s’impliquent dans les débats publics concernant leurs disciplines. Mais quand ces déclarations atteignent ce niveau de visibilité médiatique, il devient nécessaire de savoir si leurs opinions n’engagent qu’eux, ou sont approuvées par l’Institut qui les emploie.

Philippe Stoop

[1] http://www.forumphyto.fr/2016/12/05/perturbateurs-endocriniens-ou-sont-les-marchands-de-doute/

[2] http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/29/halte-a-la-manipulation-de-la-science_5039860_3232.html

[3] Pour l’article de B. Demeneix, voir : http://press.endocrine.org/doi/full/10.1210/jc.2014-4323

Pour son analyse critique par ForumPhyto, voir : http://www.forumphyto.fr/2015/09/25/pesticides-qi-euros-les-calculs-acrobatiques-du-cnrs/

[4] Assocation Française pour l’Information Scientifique http://www.pseudo-sciences.org/

[5] http://www.infogm.org/5823-ogm-pour-detecter-pollutions-aquatiques-mythe-ou-realite?lang=fr

[6] http://www.justice.gouv.fr/art_pix/scpc2004-1.pdf

[7] http://www.forumphyto.fr/wp-content/uploads/2015/09/1509CnrsMethodePasAPas.pdf

[8] « Perturbateurs endocriniens : un flou entretenu », Pour la Science, juin 2016, page 7