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De la science à la propagande, suites : de la bonne utilisation du « buzz »

15 mars 2017

Notre article récent « De la science à la propagande, épisode 2 : comment « démontrer » que les pesticides ne servent à rien »[1] a suscité des réactions contrastées sur Twitter, la plupart favorables. L’une d’entre elles, plus critique, mérite une mise au point, car elle est l’occasion de clarifier notre démarche vis-à-vis de la recherche. Un chercheur de l’INRA (qui n’était pas un des auteurs de l’article visé) a déploré sur plusieurs tweets le ton de notre article qu’il jugeait provoquant, a déclaré que les scientifiques ne sont pas responsables des déformations de leurs publications par les médias, et en conclusion nous a invité à écrire une lettre aux éditeurs plutôt que de chercher à faire le buzz.

Discours scientifique ou médiatique, il faut choisir

En ce qui concerne la forme, nous assumons totalement son côté provocateur. Ce serait bien sûr totalement déplacé si l’article de Lechenet et al[2] , que nous avons critiqué, n’avait été cité que dans la presse scientifique. Mais il a été abondamment repris dans la presse généraliste, en particulier dans les médias sympathisants écologistes, qui usent d’un ton encore bien plus vif, envers tous leurs contradicteurs, et dénigrent toute forme d’agriculture non biologique. La loi des médias fait qu’une réponse modérée à ce genre d’attaque reste inaudible, c’est pourquoi nous employons ce ton qui répond non pas à la publication d’origine, mais à ses comptes-rendus dans les médias non scientifiques.
Sans compter que cette remarque fait penser à la parabole (voir ici) qui fustige celui qui voit la paille dans l’oeil de son voisin mais ne voit pas la poutre qui est dans le sien…

De la responsabilité des chercheurs

Cela nous amène à l’objection selon laquelle les chercheurs ne seraient pas responsables des déformations de leurs travaux par les médias. Cet argument est absolument irrecevable, en particulier dans le cas de cette publication. Nous avons vu qu’elle a fait l’objet d’articles très détaillés dans la presse deux jours avant sa parution dans Nature Plants. Il est donc évident qu’elle avait été envoyée à ces journaux par les auteurs ou le service de presse de l’INRA plusieurs jours auparavant. Sa médiatisation a donc été orchestrée de façon très délibérée. Par ailleurs, nous avons longuement expliqué dans notre article pourquoi les relations IFT/productivité et IFT/profitabilité, toutes cultures confondues, présentées dans le tableau 1 prêtaient à confusion pour des non-spécialistes :

  • d’une part, elles ne peuvent pas servir d’indicateur pour déterminer la qualité de raisonnement des pesticides à l’échelle de l’exploitation
  • d’autre part, la façon dont elles étaient formulées se prêtait très facilement à un contresens évident : interpréter l’absence de relation significative entre IFT et rendement ou profitabilité comme le fait que les pesticides n’aient pas d’effet sur le résultat économique de l’exploitation.

Il était donc facilement prévisible que ces résultats risquaient d’alimenter un discours récurrent dans les médias, selon lesquels les agriculteurs français font une consommation irraisonnée de pesticides, et pourraient facilement respecter les objectifs du plan Ecophyto sans conséquence économique. Les auteurs cautionnent d’ailleurs cette lecture très condescendante vis-à-vis des agriculteurs et acteurs du conseil agricole, en invoquant l’aversion au risque des agriculteurs comme facteur de blocage de la baisse d’emploi des pesticides. Un discours qui avait pourtant été réfuté fermement par le rapport Ecophyto R&D[3], produit sur des analyses beaucoup plus approfondies que cet article par un large collectif de chercheurs INRA. Rappelons que ce rapport, qui n’est d’ailleurs pas cité dans la biblio de Lechenet et al, concluait que seule une réduction de l’ordre de 20 à 25% des IFT était possible sans conséquence économique majeure. Et qu’il parlait des réductions potentielles sur l’ensemble des exploitations françaises, pas seulement au sein des fermes DEPHY, qui sont de par leur recrutement déjà plus sensibilisées à l’agroécologie.

La traduction de cette publication par S. Foucart[4] n’avait donc rien d’une surprise : «Les résultats sont éloquents. Dans seulement 6 % des exploitations étudiées, les chercheurs détectent un lien positif entre un usage intense des pesticides et des rendements agricoles élevés… ». Si les auteurs n’avaient réellement pas souhaité cette traduction de leur pensée, nous attendons avec intérêt leur rectificatif dans Le Monde

Lettre aux éditeurs vs article dans Le Monde : des fléchettes contre un bazooka

Cette médiatisation explique aussi pourquoi l’invitation à envoyer une lettre aux éditeurs est une aimable plaisanterie. Certes, il s’agit du recours  normal pour un chercheur souhaitant contester une publication scientifique. Malheureusement, il s’agit d’un processus long (compter 2 mois minimum), et donc totalement inopérant pour une publication médiatisée : le temps que cette lettre soit publiée, la polémique initiale sera oubliée depuis longtemps, et aucun journal ne s’y intéressera. Celle-ci tombera donc dans un trou noir médiatique, alors que les articles louangeurs pour la publication réfutée seront toujours accessibles sur le Web. De plus, les revues scientifiques ne manquent pas de moyens pour réduire à néant l’impact d’une lettre aux éditeurs critiquant une de leurs publications. A titre d’exemple, il est intéressant de citer une publication que nous avons critiquée il y a quelques temps dans ForumPhyto : l’article de Bellanger et al sur le coût social des insecticides organophosphorés[5].

Cet article paru et largement médiatisé en avril 2015 a fait l’objet en juin 2015  d’une lettre aux éditeurs[6]. Cette lettre ne mentionnait qu’une petite partie des nombreuses anomalies que nous avons signalées dans un article plus tardif[7], mais il s’agissait des plus importantes, celles qui remettaient en cause les deux publications, toutes deux très critiquables, sur lesquelles s’appuyait tout le chiffrage de Bellanger et al. Les auteurs s’en sont tirés avec une réponse qui esquive toutes les critiques de fond[8]. Comme l’existence de cette lettre aux éditeurs n’est pas signalée sur la page de l’article original de Bellanger et al, il faut vraiment  une grande vigilance, ou beaucoup de chance, pour tomber dessus. Les statistiques disponibles sur le site du journal montrent bien le résultat de cet étouffement : deux ans après sa publication, cet article a encore été vu 34 fois, et téléchargé 12 fois, depuis le 1er janvier 2017, et il a été cité dans deux rapports destinés à orienter les politiques publiques[9] (Union Européenne et Pays-Bas). Sur la même période, la lettre aux éditeurs a été vue 4 fois (dont 2 par l’auteur de ces lignes…), et la réponse des auteurs 1 fois.

Il est donc évident qu’une lettre aux éditeurs pour critiquer un article scientifique largement médiatisé n’est qu’une perte de temps (et accessoirement d’argent, leur publication étant souvent payante…).

Pour un vrai débat de fond

Notre propos n’est absolument pas de discréditer la recherche en général, ni même le travail global des auteurs cités. Nous avons pris soin de signaler que la méthode statistique développée dans Lechenet et al. est intéressante, et permettrait sans doute des avancées significatives pour l’identification de bonnes pratiques sur le terrain. Cela à la condition expresse qu’elle soit utilisée culture par culture, puis agrégée à l’échelle de systèmes de production (qui auraient d’ailleurs besoin d’être caractérisés beaucoup plus précisément que dans ce travail que nous espérons simplement préliminaire). Nous avons également rappelé que les auteurs ont par ailleurs produit des travaux tout-à-fait dignes d’intérêt sur les interactions entre systèmes de cultures et recours aux pesticides.

Une fois encore, rappelons que nous n’avons critiqué dans ForumPhyto que des publications qui avaient fait le choix de la médiatisation. C’est clairement le cas de cet article, dont les comptes-rendus dans la presse sont sortis avant même sa publication dans la revue scientifique qui l’avait acceptée. Cela ne signifie pas non plus que nous condamnons toute médiatisation de travaux scientifiques. Nous considérons au contraire qu’il est tout-à-fait normal et sain que des chercheurs choisissent de faire connaître largement leur point de vue sur des questions sociétales. Mais dans ce cas, il leur faut accepter que la réponse se fasse dans le même langage que la presse qui a servi d’amplificateur à leur publication scientifique originale, et non sur le ton feutré de la littérature scientifique. On ne peut à la fois envoyer ses articles au Monde, dont les dérives sur les sujets environnementaux sont parfaitement connues, et demander à ses contradicteurs de ne répondre que par une lettre aux éditeurs, invisible et incompréhensible pour le grand public, et qui paraitra plusieurs mois plus tard.

L’intérêt de la médiatisation de travaux de recherches est d’ouvrir le débat auprès du grand public, pour lui montrer que la vision scientifique est plus complexe et moins unanime que les discours simplistes des ONG environnementalistes. C’est ce débat que ForumPhyto souhaite alimenter, avec ses moyens infiniment plus modestes.  Au-delà du fait que cette publication se prêtait facilement à des déformations militantes simplistes, nous y avons pointé quelques lacunes gênantes d’un point de vue purement scientifique. Pour rappel, nous avons déploré qu’elle ne démontre que de façon très partielle que les exploitations dites de référence ont une productivité et de performances économiques égales à celles des exploitations dont on voudrait faire baisser l’IFT. Et surtout, les auteurs n’indiquent nulle part quelle modification d’assolement impliquerait au niveau national un alignement sur les pratiques de ces fermes de référence. Si les auteurs (ou d’autres chercheurs) ont des réponses de fond à apporter à nos objections, les colonnes de ForumPhyto leur sont bien sûr ouvertes. En attendant, nous constatons que les critiques reçues jusqu’à présent ne portaient que sur la forme de notre article, et non sur son argumentation.

Philippe Stoop

[1] Http://www.forumphyto.fr/2017/03/06/de-la-science-a-la-propagande-episode-2-comment-demontrer-que-les-pesticides-ne-servent-a-rien/

[2] http://www.nature.com/articles/nplants20178

[3] http://institut.inra.fr/Missions/Eclairer-les-decisions/Etudes/Toutes-les-actualites/Ecophyto-R-D

[4] http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/02/27/agriculture-pourquoi-la-reduction-des-pesticides-est-possible_5086364_3244.html

[5] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4399309/

[6] https://academic.oup.com/jcem/article/100/6/L52/2829567/Letter-to-the-Editor-Re-Neurobehavioral-Deficits?searchresult=1

[7] http://www.forumphyto.fr/2015/09/25/pesticides-qi-euros-les-calculs-acrobatiques-du-cnrs/

[8] https://academic.oup.com/jcem/article/100/6/L52/2829567/Letter-to-the-Editor-Re-Neurobehavioral-Deficits?searchresult=1

[9] https://academic.oup.com/jcem/article-abstract/100/4/1256/2815066/Neurobehavioral-Deficits-Diseases-and-Associated?redirectedFrom=fulltext , cliquer sur « Metrics »

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