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L’« effet agriculteur » : le grand bug de l’épidémiologie

07 sept. 2017

1709BugEpidemiologie

Résumé : Les études épidémiologiques sur les agriculteurs montrent qu’ils ont une mortalité largement inférieure à la moyenne pour les maladies cardio-vasculaires et la grande majorité des cancers. Comme on ne meurt qu’une fois, cela fait mécaniquement remonter leur mortalité pour les autres causes de maladies, mais de combien ? Une simulation très simple montre que cet « effet agriculteur », actuellement non corrigé, est loin d’être négligeable… et pourrait expliquer beaucoup de surmortalités apparentes actuellement attribuées aux pesticides.

 

Les études épidémiologiques sont le principal argument en faveur d’un effet néfaste des pesticides sur la santé. Nombre d’entre elles ont identifié chez les agriculteurs un lien positif entre l’exposition aux pesticides et la survenue de pathologies : par exemple la maladie de Parkinson, et le lymphome non hodgkinien, les deux maladies reconnues en France comme maladies professionnelles causées par l’exposition aux pesticides. Souvent, ces études ont même observé un effet dose, c’est-à-dire que la maladie est plus fréquente chez les agriculteurs les plus exposés aux pesticides au long de leur vie. De tels résultats semblent des indices très convaincants d’un effet néfaste des pesticides, mais est-ce suffisant pour démontrer un lien de cause à effet ? Dans le cas des agriculteurs, rien n’est moins sûr. Un modèle théorique très simple suffit pour comprendre pourquoi.

Le raisonnement était presque parfait…

Rappelons le principe de ce type d’études : on compare 2 populations, une population « normale », dite témoin, et une population exposée à l’agent environnemental que l’on veut étudier. Dans le cas des pesticides qui nous intéresse, la population exposée est le plus souvent composée d’agriculteurs, et la population témoin de non-agriculteurs. On va ensuite comparer la fréquence de la maladie étudiée dans ces deux populations. Si on trouve que la maladie est plus fréquente dans la population exposée, on peut également vérifier s’il y a une relation croissante entre la fréquence de la maladie dans la population exposée, et son niveau d’exposition : dans ce cas, on dit qu’il y a effet-dose, ce qui est bien sûr un argument encore plus fort pour supposer que l’exposition aux pesticides aggrave le risque de maladie. Tout cela est très logique, mais suppose implicitement une condition qui n’est pas toujours si facile à remplir : que les deux populations soient parfaitement comparables par ailleurs, à part le fait que l’une est exposée et l’autre non. Or, le principal enseignement des études sur la santé des agriculteurs, est que cette condition est pratiquement impossible à remplir, quand on compare les agriculteurs au reste de la population…

Quand la population « exposée » est en meilleure santé que la population « saine »…

On sait depuis longtemps que les agriculteurs ont une espérance de vie plus élevée que la moyenne de la population, d’un peu plus de 2 ans en France[1]. Les études sur la santé des agriculteurs, comme celles portant sur les cohortes AHS aux Etats-Unis, ou Agrican en France, ont permis de mieux comprendre pourquoi.  Leur mortalité est significativement plus faible pour la plupart des causes de mortalité majeures, en particulier les maladies cardio-vasculaires et la grande majorité des cancers. Dans la cohorte américaine AHS, la mortalité des agriculteurs par cancer (toutes localisations confondues) est plus faible de 40% environ, et celle des maladies cardiovasculaires de 45% environ[2].  Quand on compare une population non-agricole et une population d’agriculteurs à âge égal, ce qui est toujours le cas dans ce type d’étude, la population exposée aux pesticides a donc globalement une mortalité plus faible que la population témoin. Nous sommes un peu dans la même situation que lorsque l’on compare des fumeurs et des non-fumeurs. Les non-fumeurs ont une mortalité beaucoup plus faible que les fumeurs pour le cancer du poumon et les maladies cardio-vasculaires, mais ils finissent bien par mourir d’une autre maladie. Quelle conséquence cela a-t-il pour la mortalité des autres maladies chez les non-fumeurs…ou pour revenir à notre sujet, chez les agriculteurs ?

Curieusement, ce sujet n’est jamais évoqué dans les expertises sanitaires sur les pesticides, comme si le biais créé par ce meilleur état sanitaire des agriculteurs était négligeable. Nous allons voir sur un exemple théorique simple que ce n’est pas si sûr….

Quel effet sur les études épidémiologiques ?

Le modèle très simple employé pour nos simulations est détaillé ici. Pour résumer l’essentiel, nous avons étudié l’évolution chaque année, de la naissance à 100 ans, de deux populations, une population d’agriculteurs et une population non-agricole, en distinguant deux causes de mortalité :

  • La mortalité due à une maladie, dite « Maladie Etudiée » : dans notre simulation, à âge égal, les deux populations ont exactement la même probabilité de mourir de cette maladie. Nous sommes donc dans l’hypothèse où les pesticides n’ont aucun effet sur la Maladie Etudiée
  • La mortalité due à l’ensemble des autres causes pathologiques ou accidentelles. Nous avons paramétré notre modèle de façon à obtenir pour la population non agricole, une relation âge*taux de mortalité proche des chiffres réels de l’INED[3]. Nous obtenons ainsi pour notre population témoin un âge moyen de décès de 75,3 ans, ce qui est un ordre de grandeur réaliste.
  • Pour les agriculteurs, nous avons réduit la mortalité « autres causes » d’un facteur constant, de façon à obtenir un écart d’espérance de vie proche de celui réellement observé entre agriculteurs et population générale. Nous avons retenu pour cela un facteur de réduction de la mortalité de 0,74, ce qui génère un écart d’espérance de vie de 2,6 ans. Cette valeur de 0,74 est cohérente avec les résultats de la cohorte américaine AHS, où les indices de mortalité standardisés des agriculteurs applicateurs de pesticides sont compris entre 0,5 et 1 pour la plupart des causes de mortalité[4].

Nous avons alors calculé, année après année, l’évolution du taux de mortalité par la Maladie Etudiée, dans les deux populations. Avec ces hypothèses, très simplificatrices mais plausibles, les résultats sont très clairs : bien que nous ayons supposé que les pesticides n’ont aucun effet sur la Maladie Etudiée, nous obtenons un Excès Apparent de mortalité (EAM) pour la Maladie Etudiée chez les agriculteurs. Les caractéristiques le plus importantes de cet EAM sont les suivantes :

  • Il ne se manifeste que sur les populations âgées : il est imperceptible jusqu’à 60 ans, puis augmente progressivement jusqu’à atteindre une valeur de 23% à l’âge de 95 ans
  • Il est peu sensible sur les études dites prospectives[5], surtout sur des populations encore relativement jeunes, comme c’est le cas dans les résultats déjà publiés sur les cohortes Agrican (France), et AHS (USA)
  • Par contre, il pourrait atteindre des valeurs de 20% dans les enquêtes rétrospectives[6] (selon l’âge maximal de recrutement des patients étudiés, information rarement disponible dans les publications). Or il s’agit du type d’études le plus courant.
  • Comme ce biais est fortement lié à l’âge, il est du même coup fortement lié à l’exposition cumulée aux pesticides tout au long de la vie, et peut donc donner une illusion d’effet-dose des pesticides. Nous avons d’ailleurs déjà vu dans un autre article[7] un exemple de publication où la maladie de Parkinson montrait une relation avec effet-dose avec l’exposition aux pesticides… mais où on observait une relation encore plus forte entre la durée cumulée de travail agricole et la maladie de Parkinson, y compris chez les agriculteurs non utilisateurs de pesticides !

Notons enfin que dans notre simulation, nous avons appliqué les calculs aux taux de mortalité, mais on observe également le même phénomène pour l’incidence (nombre de cas nouveaux apparus pendant l’étude).

Il est donc évident que les enquêtes épidémiologiques comparant les agriculteurs au reste de la population sont biaisées par un « effet agriculteur », dû au meilleur état sanitaire des agriculteurs par rapport à la population général. Est-il possible de corriger ce biais ? Une correction rigoureuse est quasi impossible, vu la complexité de la question. Dans notre simulation, volontairement très simple, nous avons supposé que la mortalité de la Maladie Etudiée variait avec l’âge selon la même courbe que la mortalité générale. Mais l’EAM trouvé serait nettement différent pour une maladie du grand âge, comme le cancer de la prostate, par rapport à des maladies où la mortalité augmente sensiblement dès l’âge de 50 ans, comme les maladies cardiovasculaires. Pour un redressement statistique rigoureux de ce problème, il faudrait théoriquement un redressement adapté à chaque maladie : un objectif inatteignable en pratique. Par ailleurs, fixer une limite supérieure à l’âge de recrutement, dans les études cas-témoin rétrospectives, permettrait de réduire ce biais, mais elle aurait le grave inconvénient d’occulter des décès tardifs éventuels).

De façon plus pragmatique, on pourrait envisager de redresser les résultats par un « effet agriculteur », comme on le fait souvent pour la consommation de tabac : comme on sait que la consommation de tabac influe sur l’incidence d’un grand nombre de maladies, les résultats des études épidémiologiques sont très souvent redressés de l’effet du tabac (la faible consommation de tabac des agriculteurs est d’ailleurs une des composantes de l’« effet agriculteur »). Mais bien entendu, ce redressement est inapplicable aux études comparant simplement les agriculteurs aux non-agriculteurs. Il ne serait utilisable que dans les études comprenant une analyse de l’exposition aux pesticides, qui serait alors le facteur explicatif étudié, redressé de l’effet agriculteur.

Dernière option possible, sans doute la plus réaliste : systématiser les comparaisons entre agriculteurs utilisateurs et non-utilisateurs de pesticides, pour les maladies sur lesquelles un excès chez les agriculteurs est soupçonné avec les méthodes classiques. Cela permettrait de supprimer l’EAM, puisque dans ce cas la population témoin serait constituée elle-même d’agriculteurs. Cette option est tout-à-fait réalisable dès maintenant, puisque les deux cohortes majeures au niveau mondial (AHS et Agrican) comprennent toutes deux une proportion suffisante d’agriculteurs non-utilisateurs de pesticides pour faire des comparaisons statistiquement significatives.

Un bel exemple d’ « ignorance entretenue » ?

L’existence de ce biais statistique dû à l’ « effet agriculteur » est une conséquence évidente des connaissances disponibles depuis une quinzaine années sur l’état de santé général des agriculteurs. Malgré cela, c’est une question qui à notre connaissance n’a jamais fait l’objet d’une tentative de quantification, et encore moins de redressement.  Quand on en discute « hors micro » avec des épidémiologistes, ils reconnaissent en général que ce phénomène existe sans doute, mais supposent qu’il ne devrait pas modifier radicalement les résultats des études. L’expertise collective de l’INSERM de 2013[8] ne mentionne même pas ce sujet, et donc ne formule aucune recommandation pour redresser ce biais ou pour le contourner, par exemple par des comparaisons entre agriculteurs utilisateurs et non utilisateurs de pesticides.

Pourtant, l’enjeu d’une quantification précise de cet « effet agriculteur » est loin d’être secondaire pour l’évaluation des risques. Nous avons vu avec notre modèle, simple mais plausible, que cet effet pourrait s’élever jusqu’à une surestimation de 20 % du risque apparent dans les études rétrospectives. Or, parmi les 11 pathologies pour lesquelles l’INSERM a relevé une liaison possible avec l’exposition aux pesticides, la maladie de Parkinson est la seule pour laquelle les méta-analyses donnent de façon consistante un excès chez les agriculteurs nettement supérieur à 20%… et donc la seule pour laquelle il soit sûr que cet excès n’est pas une simple conséquence de l’ « effet agriculteur » !

Autre sujet brûlant relevant du même effet : les polémiques sur l’évaluation du CIRC, qui a classé le glyphosate comme cancérigène probable, contre l’avis de toutes les agences sanitaires[9]. Même le CIRC a été obligé de reconnaître dans sa monographie qu’aucune étude prospective n’avait montré le moindre effet sanitaire du glyphosate. Les seules études épidémiologiques à charge produites par le CIRC étaient toutes des études rétrospectives, concernant un seul type de cancer, le lymphome non hodgkinien, avec des risques relatifs là encore compatibles avec un « effet agriculteur ». La divergence de vue entre les agences sanitaires et le CIRC sur le glyphosate est révélatrice de l’état du débat scientifique sur ce sujet : les références produites par le CIRC seraient incontestables s’il n’y avait pas ce risque d’ « effet agriculteur ». Les agences sanitaires sont donc parfaitement conscientes de ce problème, mais ne l’évoquent jamais ouvertement. Il s’agit là d’un comportement que les ONG environnementalistes ne manqueraient pas de qualifier d’« omerta »…s’il était le fait des industriels.

Un courant influent de l’histoire des sciences analyse les débats sur l’expertise scientifique en termes d’ « ignorance produite »[10]. Basé en particulier sur l’analyse des stratégies mises en œuvre par l’industrie du tabac pour nier ses effets sur la santé, ce courant de pensée vise à démontrer comment certains scientifiques réussiraient à entretenir le doute sur des sujets qui devraient pourtant faire l’objet d’un consensus scientifique évident. Curieusement (mais peut-être pas par hasard…), les exemples étudiés par les tenants de cette théorie concernent toujours des travaux de la recherche privée, ou favorables à des acteurs industriels. Il semble bien que nous ayons ici un superbe exemple d’ignorance, sinon produite, au moins soigneusement entretenue par la recherche publique…Espérons que, pour élargir ce thème de recherche fécond, les pourfendeurs de l’ « ignorance produite » se pencheront un jour sur la façon dont l’épidémiologie oublie de s’attaquer à ce sujet de l’ « effet agriculteur »…ou de reconnaître clairement, comme nous l’avons vu dans un autre article[11], qu’il n’y a aucune surmortalité par cancer chez les agriculteurs !

Philippe Stoop

PS : une copie de cet article a été adressée au Pôle Expertise Collective de l’INSERM, afin qu’il puisse répondre à nos interrogations s’il le souhaite. Nous vous tiendrons bien sûr informés de toute réponse qu’il pourra nous faire parvenir.
Lire la version détaillé de cet article.

[1]https://www.insee.fr/fr/statistiques/1908110

[2] http://aje.oxfordjournals.org/content/173/1/71.long , tableaux 3 et 4.

[3] https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/chiffres/france/mortalite-cause-deces/taux-mortalite-sexe-age/

[4] Cf Réf 2. Pour rappel, dans cette étude sur la cohorte AHS, les seules causes de mortalité significativement en excès chez les agriculteurs sont des causes accidentelles : AUCUNE pathologie ne présente de surmortalité significative chez les agriculteurs applicateurs de pesticides.

[5] Etudes où les populations témoins et exposées sont sélectionnées parmi des personnes en bonne santé, et où on va suivre les maladies qui apparaitront au cours du temps. Ce type de dispositif est considéré comme le plus fiable. Pour plus de précisions sur les dispositifs d’enquête en épidémiologie, voir http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/222/?sequence=31

[6] Etude où on sélectionne une population de victimes de la maladie étudiée (les « cas »), et de personnes saines supposées comparables (les « témoins »). Ce dispositif est le plus fréquent, car beaucoup moins coûteux et plus rapide que les enquêtes prospectives. Mais il est facilement biaisé, en raison de la difficulté d’identifier une population témoin réellement comparables aux cas.

[7] http://www.forumphyto.fr/2016/01/04/pesticides-et-sante-des-agriculteurs-attention-aux-faux-temoins/

[8] http://www.inserm.fr/actualites/rubriques/actualites-societe/pesticides-effets-sur-la-sante-une-expertise-collective-de-l-inserm

[9] http://www.forumphyto.fr/2016/04/25/glyphosate-le-scandale-du-circ/

[10] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01392959/document

[11] http://www.forumphyto.fr/2016/06/21/les-pesticides-provoquent-ils-vraiment-des-cancers-chez-les-agriculteurs/