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Chèvre Pensante et débâcle médiatique pour la science

08 janv. 2018

Résumé : Le blog d’analyse médias « Chèvre Pensante » a publié une excellente étude sur les articles parus dans la presse généraliste au moment du renouvellement de l’autorisation européenne du glyphosate. Cet article montre l’importance du clivage droite-gauche sur le sujet, et des biais de confirmation (tendance à favoriser les arguments confortant les préjugés du lecteur), dans les réseaux sociaux, mais aussi dans la presse classique. Mais il serait injuste d’en rendre la presse seule responsable, tant la parole des experts a été discrète sur ce sujet, en particulier à propos les risques sanitaires.

Le site « Chèvre pensante » (http://chevrepensante.fr/ ) est un blog consacré à l’analyse du traitement de l’information par les médias. Nous ne résistons pas au plaisir de présenter sa page d’accueil qui résume parfaitement son propos :

1801ChevrePensante

Si nous le citons aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour rendre hommage à son humour, mais aussi parce qu’il a publié récemment une passionnante analyse sur la couverture médiatique des débats sur le glyphosate dans la presse généraliste.

Intitulé « Glyphosate : un échec médiatique », cet article commence par ce que tout journaliste aurait dû faire : l’inventaire détaillé des arguments pour ou contre la prolongation du glyphosate. L’auteur du blog a ensuite analysé 81 articles parus dans la presse généraliste française entre le 27 et le 29 novembre, c’est-à-dire dans les jours qui ont suivi la décision européenne de prolonger son autorisation pour 5 ans, et la décision française de l’interdire d’ici 3 ans. Les résultats de son analyse détaillée des contenus sont très éclairants. Pour la première fois à notre connaissance, ils mettent des chiffres précis sur le sentiment de consternation qu’éprouvent souvent les agriculteurs et agronomes en lisant ou écoutant les médias non agricoles parler de leur métier.

Nous nous arrêterons ici simplement sur les résultats les plus éclairants de cette chèvre à la tête bien faite. Mais nous invitons vivement tous les lecteurs de ForumPhyto à lire cette analyse dans son intégralité[1]. C’est d’autant plus nécessaire que, sur ces sujets, il faut bien lire la méthodologie employée pour interpréter correctement les résultats.

L’effet des réseaux sociaux :

Quand on analyse le caractère plus ou moins favorable au glyphosate des articles de presse, on constate que la presse a eu globalement une attitude relativement équilibrée :

1801PresseFacebook

Certes, la nette majorité (59%) d’articles défavorables au glyphosate est assez frappante, pour une position qui contredit celle de toutes les autorités officielles, mais on pouvait s’attendre à pire. Ce qui est très marquant, c’est la dérive entre la proportion des différentes opinions dans les articles de presse, et leur écho dans Facebook, qui plébiscite les articles défavorables au glyphosate avec un score poutinien de 84%. Ce décalage est encore plus spectaculaire quand la Chèvre détaille les résultats en fonction de l’orientation politique des medias.

Une forte fracture idéologique entre les journaux…mais moins chez leurs lecteurs !

Le poids de l’idéologie dans le débat sur le glyphosate a souvent été évoqué, mais il trouve dans l’enquête de la Chèvre une illustration très claire. Les journaux de gauche ont été très majoritairement anti-glyphosate. L’Obs et Libération se sont particulièrement distingués par leur partialité, avec une argumentation exclusivement à charge. La presse de droite est plus équilibrée :

1801OrientationParJournal

Mais ce clivage gauche-droite est très atténué chez les lecteurs, tout au moins ceux qui utilisent Facebook : alors que le buzz Facebook des journaux de gauche reflète fidèlement la position de leurs journalistes, les lecteurs des journaux de droite sont aussi très majoritairement anti-glyphosate.

1801Gauche-droite

Ils n’ont donc clairement pas été convaincus par les arguments pro-glyphosate qu’ils ont pu lire. Il y a surement là un biais lié au profil des lecteurs de droite qui sont en même temps adeptes de Facebook, probablement plus jeunes que la moyenne des lecteurs de droite. Mais ce n’est sans doute pas la seule raison, comme le montre la suite de l’article.

Une argumentation pro-glyphosate maladroite

La Chèvre examine ensuite la nature des arguments pro- et anti-glyphosate. Sans surprise, les arguments sanitaires ont été les plus employés par la presse anti-glyphosate, qui s’est beaucoup appuyée sur sa classification comme cancérigène probable par le CIRC. Il est toutefois intéressant de noter que, même sur cette position anti, majoritairement tenue par la presse de gauche, les arguments écologiques ont été très peu utilisés.

L’argumentation  pro-glyphosate ne se situe pas en franche opposition de ce discours : elle contourne plutôt le discours anti-, en privilégiant les arguments économiques et techniques, bien qu’ils soient clairement secondaires si l’on reconnait l’existence de risques sanitaires liés au glyphosate. Il n’est donc pas étonnant que ces arguments portent peu, même chez les lecteurs de droite. Ils peuvent même être contre-productifs, en légitimant le discours selon lequel les positions pro-glyphosate seraient portées exclusivement par des intérêts économiques, au détriment de l’intérêt public. C’est d’ailleurs ce qui alimente les arguments que la Chèvre qualifie de « complotistes », qui sont le 2ème angle d’attaque des anti-glyphosate, loin devant l’environnement. Avec des amis comme ceux-là, le glyphosate n’a pas besoin d’ennemis…

1801ArgumentsPourContre

Les experts absents du débat

La Chèvre Pensante s’est également intéressée à la nature des témoignages utilisés dans les articles, pour faire la part des sources pouvant être considérées comme expertes (en pratique, essentiellement l’INRA et, en une seule occurrence, l’EFSA), et les sources considérées comme « partisanes », c’est-à-dire dont la position est connue d’avance (par exemple Générations Futures dans un camp, FNSEA dans l’autre, voir leur liste dans l’article complet de la Chèvre).

1801ExpertPartisan

Là aussi, le résultat est clair : quand un témoignage est sollicité, c’est le plus souvent une source dite partisane.

Quelles leçons en tirer ?

Bien sûr, l’article de la Chèvre n’a pas la prétention d’être parfait. Il signale bien que sa recherche n’a pas pu être exhaustive faute de temps, et sur quelques points ses analyses ne sont pas toujours très claires : on ne voit pas très bien comment il arrive à une conclusion selon laquelle la presse de gauche n’aurait employé à 100% que des arguments anti-glyphosate, après avoir montré dans un autre graphique que, contrairement à l’Obs, Marianne et Libération, le Monde avait tout de même cité un peu moins de 10% d’arguments pro. Néanmoins, il pose un diagnostic très fort sur les défis de la communication sur ces sujets :

  • L’importance des biais de confirmation, y compris dans la presse

On accuse souvent les réseaux sociaux de favoriser les biais de confirmation, c’est-à-dire d’inciter les internautes à ne consulter que les informations confirmant leurs préjugés, par rapport à la presse classique réputée plus objective. L’analyse de la Chèvre Pensante incite à relativiser fortement cette idée reçue. La presse classique a aussi très fortement favorisé ce biais. C’est particulièrement flagrant pour la presse de gauche, dont la partialité sur ce sujet a défié toutes les règles de déontologie journalistique. Mais le biais de confirmation existe aussi de façon plus discrète dans la presse de droite, qui s’est pour l’essentiel concentrée sur l’argumentation relevant de sa zone de confort, c’est-à-dire l’économie. La presse de droite ne s’est pas beaucoup plus consacrée que celle de gauche à l’analyse objective des autres composantes de la controverse (sanitaires et environnementales en particulier). Par conséquent, la discordance entre l’argumentation des articles de droite et leur audience Facebook n’est pas forcément due à un vice inhérent aux réseaux sociaux : elle doit sans doute beaucoup plus à l’inefficacité des arguments pro-glyphosate employés.

  • L’absence des experts dans le débat

On l’a vu, la presse a rarement sollicité des experts pour éclairer le débat, mais il serait injuste de lui faire porter seule le chapeau de cette défaillance : on ne peut pas dire que les organismes qui pourraient servir de référence dans ce domaine se soient beaucoup manifestés pour intervenir sur la place publique. Les agences sanitaires, bien que gravement attaquées par les ONG anti-pesticides, et même maintenant par le gouvernement français[2], s’en sont tenues à une réponse minimale, par des notes publiées sur leurs sites Web respectifs, avec un argumentaire très technique inaccessible au grand public.  Les Instituts techniques agricoles, Arvalis en particulier, se sont exprimés, mais dans le contexte médiatique actuel ils sont malheureusement trop perçus comme les instruments du fameux « lobby agricole » pour être audibles. Dans les milieux académiques, à notre connaissance, seule l’Académie d’Agriculture s’est exprimée à temps, et dans des termes suffisamment vulgarisés, pour être compréhensibles dans le débat médiatique[3].  Mais son avis est manifestement passé sous le radar de la presse. Quant à l’INRA, qui est la seule référence scientifique citée dans les 81 articles analysés, son silence pendant le débat médiatique a été assourdissant. Sur ce sujet, même notre Chèvre préférée se livre à d’étranges cabrioles qui masquent l’évidence : dans l’argumentaire environnemental concernant le glyphosate, elle cite à juste titre un article de l’INRA à propos de l’effet à long terme de l’agriculture de conservation sur la biodiversité des sols… mais en omettant juste un « détail » : l’Institut n’a jamais fait référence à ce travail dans les controverses récentes, et l’a publié en « oubliant » de signaler que du glyphosate avait été utilisé sur les parcelles en agriculture de conservation[4] ! Un oubli qui n’a pas été réparé au moment où le débat public l’aurait exigé, en particulier quand la FNSEA a brandi cet argument,  qui du coup reste perçu comme partisan. Par ailleurs, la Chèvre fait aussi référence au rapport de l’INRA sur les solutions alternatives au glyphosate… qui est pourtant sorti le 30 novembre, donc après le vote européen et la décision du Président français (et aussi après la publication des articles de presse étudiés) ! De même, on a attendu en vain une clarification de l’INSERM sur les ambiguïtés de son expertise collective, à propos des mortalités liées au lymphome non-hodgkinien, seule maladie invoquée par le CIRC pour justifier son classement du glyphosate comme cancérigène probable[5].

Il serait donc assez injuste de reprocher à la presse généraliste de ne pas avoir identifié par elle-même les arguments scientifiques qui auraient pu rééquilibrer le débat. C’est surtout le silence des organismes pouvant servir de référence morale qui est responsable du caractère partisan des controverses.

  • L’absence de pédagogie sur l’expertise sanitaire :

On a vu que le principal argument des anti-glyphosate a été le danger sanitaire allégué par le CIRC. Une affirmation pourtant contredite implicitement par toutes les agences d’expertise sanitaire, mais en des termes tellement obscurs qu’aucun journal n’a su ou voulu l’expliquer à ses lecteurs. Il n’est pourtant pas si difficile d’expliquer la fragilité de la position du CIRC, qui, pour le danger chez l’homme, repose sur seulement 4 études anciennes :

  • dont l’une, d’origine américaine, a été démentie par la suite par les mêmes chercheurs, suite à des analyses plus approfondies ; et dont les 3 études restantes n’ont pas procédé à l’analyse complémentaire réalisée par l’équipe américaine.
  • toutes de type rétrospectif, c’est-à-dire un type d’études connu pour les risques de biais auxquelles elles sont sujettes, alors que même le CIRC avait été obligé de reconnaitre que les études prospectives, unanimement considérées comme plus fiables, ne montraient aucun effet sanitaire du glyphosate
  • le tout pour une maladie, le lymphome non-hodgkinien, dont toutes les études prospectives montrent que la mortalité chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides est normale, voire inférieure à celle de la population générale[6].

Certes, rappeler ces évidences scientifiques n’est pas le meilleur moyen de se faire « Liker » sur Facebook. Mais si les professionnels de l’agriculture (et les agences sanitaires) ne se décident pas à soulever ces questions sanitaires en termes compréhensibles par le grand public, ils sont condamnés à une argumentation économique inaudible, qui ne répond pas à la principale préoccupation des français. Le psychodrame du glyphosate aurait pu être l’occasion de les sensibiliser enfin à la complexité de l’évaluation sanitaire, et de rappeler que le métier d’expert ne s’improvise pas, même pour les chercheurs[7] ! Une occasion manquée, mais ce n’est sans doute que partie remise. En effet, dans la monographie du CIRC, il y a un élément qui n’a pas échappé aux ONG anti-pesticides : dans les 4 études qu’il invoque contre le glyphosate, nombre des autres pesticides testés avaient montré une corrélation équivalente à celle du glyphosate avec le lymphome non hodgkinien. Les mêmes arguments risquent donc de resurgir prochainement pour d’autres produits.

Philippe Stoop

[1] http://chevrepensante.fr/2017/12/09/glyphosate-un-echec-mediatiqueanalyse/

[2] https://www.lopinion.fr/edition/economie/philippe-stoop-itk-glyphosate-denigrement-agences-sanitaires-derives-140478

[3] https://www.academie-agriculture.fr/publications/articles/les-services-rendus-par-le-glyphosate-en-agriculture

[4] http://www.forumphyto.fr/2017/10/09/lagriculture-de-conservation-avec-glyphosate-championne-de-la-biodiversite-des-sols/

[5] http://www.forumphyto.fr/2016/06/21/les-pesticides-provoquent-ils-vraiment-des-cancers-chez-les-agriculteurs/

[6] Pour plus de précisions sur la faiblesse de l’argumentation du CIRC, voir : http://www.forumphyto.fr/2017/11/20/glyphosate-linsoutenable-legerete-du-circ/

[7] http://www.forumphyto.fr/2016/10/04/peche-aux-alphas-contre-chasse-aux-petits-betas-pourquoi-lanalyse-des-risques-environnementaux-ne-devrait-pas-etre-seulement-un-travail-de-chercheurs/